RENÉ GIRARD ET LA NON-VIOLENCE
Avec René Girard, l’anthropologie a fait un pas de géant.
Placez dix enfants dans une pièce avec dix jouets identiques et vous constaterez qu’ils se chamaillent bientôt pour un seul de ces jouets ! Telle serait la formulation la plus simple de la théorie découverte par René Girard. Une théorie qu’il développe et reprend, complète et perfectionne de livre en livre depuis près de quarante ans. Une théorie qui le consacre au rang des plus grands anthropologues du vingtième siècle. Que propose-t-elle en substance, cette théorie ? Qu’à l’origine de toutes les cultures et à la racine de toutes les sociétés, il y a une violence que l’auteur appelle fondatrice. Son dernier livre en explore les implications les plus conséquentes. (1)
Qu’est-ce que la « violence fondatrice » ? Il faut, pour comprendre, partir de la définition qui justifie cette anthropologie : « l’homme est un être de désir ». Nous le savions, mais qu’est-ce qui est vraiment révélateur du désir humain ? Ce n’est pas qu’il vise simplement un objet. C’est, selon Girard, qu’il est toujours « désir du désir de l’autre ». Placez dix enfants dans une pièce… ils se chamailleront bientôt pour posséder ce jouet que tous les autres désirent. Girard appelle ce phénomène « la rivalité mimétique ». Cela veut dire que la mimèsis, c’est-à-dire l’imitation, n’est pas seulement ici un processus naturel et universel, elle est avant tout la source même des processus de violence. Les conflits, toutes les formes de conflits entre les humains et dans la société elle-même naissent de cette rivalité mimétique.
La force de la théorie de René Girard n’est pas de l’avoir constaté partout, c’est de l’avoir démontré et d’avoir fait comprendre que la violence engendrée par le désir mimétique menace toujours de détruire les groupes et la société tout entière. La question vitale à laquelle toute communauté humaine a été confrontée depuis ses origines a donc été celle de savoir comment conjurer les cercles de la violence, sans quoi cette menace demeurerait sans fin et ruinerait la possibilité même d’un ordre culturel et politique stable. Pas d’autre solution par conséquent que de canaliser le désir mimétique et la violence qu’il entraîne. Oui, mais comment ? « En faisant dévier cette violence sur un innocent : le bouc émissaire » répond Girard. Qui ajoute : « C’est le sacrifice du bouc émissaire qui va arrêter la crise ».
Dans toutes les religions comme dans les tragédies grecques, on sacrifie en effet une victime innocente : par la désignation de cette victime considérée comme bouc émissaire l’ordre de la cité ou de l’ethnie qui avait été troublé par la rivalité mimétique est rétabli. La crise de violence est résolue. Mais le plus important pour Girard est que le groupe qui sacrifie ce bouc émissaire croie celui-ci coupable et désigné comme tel, la plupart du temps par une instance divine. Il faut donc l’immoler. Une fois le bouc émissaire exécuté, la crise mimétique est évacuée. La violence de tous contre tous a trouvé sa résolution, les hommes se sont purgé de leur violence fondatrice dans le rite du « lynchage originel ». L’acte fondateur de la société humaine n’est donc pas le contrat social comme le supposait Rousseau ni, comme le proposait Freud, le meurtre du père par le fils.
René Girard apporte de nombreuses confirmations à l’appui de sa théorie : chaque fois que la société est perturbée par une crise nouvelle, il montre qu’on réédite le mécanisme du bouc émissaire. Ainsi Guillaume de Machaut raconte-t-il comment, au 14ème siècle, la grande peste noire ayant profondément troublé l’ordre du temps, de nombreux juifs furent brûlés. La peste cessa, la société retrouva sa stabilité. Dans cet épisode, les juifs furent le bouc émissaire ! La Shoah elle-même programmée par Hitler reproduisit en fait le même mécanisme. Mais à quelle échelle et avec quelle horreur !
Dans sa dernière publication René Girard démontre de manière magistrale la singularité et la nouveauté radicale du christianisme en cette affaire. Il le fait d’une manière purement anthropologique et rationnelle et non d’un point de vue théologique. C’est l’apport décisif de ce livre. Car on découvre ici que la victime, à savoir Jésus crucifié, n’est pas un bouc émissaire comme un autre. Victime innocente, il s’est désigné lui-même comme tel : » Avec Jésus, écrit René Girard, le bouc émissaire cesse d’être coupable et tout sacrifice devient absurde. » Oui, car si la victime est perçue et proclamée comme innocente, le rite sacrificiel n’a plus de sens, la logique du bouc émissaire s’écroule, la violence fondatrice est définitivement démystifiée. Le Christ, c’est celui qui nous oblige à regarder en face la violence destructrice que nous ne voulons pas voir à l’œuvre en nous-même et dans nos sociétés. Avec lui, Satan est tombé comme l’éclair ainsi que son œuvre de mort et de destruction. Avec lui s’ouvre l’ère de la condamnation définitive de toutes les formes de violence, surtout celle que nous masquons en mentant à nous-même et en désignant toujours des coupables : les guerres, l’antisémitisme, le racisme et tous les cortèges du mépris de l’autre sont à jamais incompatibles avec ce message. À l’heure où le christianisme traverse une crise et n’est plus guère reconnu dans son identité, ce livre vient rappeler l’originalité radicale et historique qui le définit. Ce n’est pas un théologien qui le dit, c’est un philosophe qui le montre. Ce qui vaudra, je l’espère, à son auteur toute la reconnaissance du nouveau siècle.
François Gachoud
(1) RENE GIRARD : Je vois Satan tomber comme l’éclair. Ed.Grasset, 297pages.