En réflexion...

LE RESSENTI JUSTIFIE PAR LA RAISON PENSANTE

I

On parle beaucoup du ressenti.

C’est un terme qui recouvre souvent sans distinctions tout le monde de l’émotionnel. On entend de plus en plus son emploi à tout propos sans qu’on sache ce qu’il recouvre exactement. On va jusqu’à en faire un critère de vérité : « C’est vrai puisque je le ressens ».Ce « je » devient alors souverain dans la tête de gens pour lesquels le ressentirecouvre leur monde. Celui de leur subjectivité. Une subjectivité toujours autre que celle des autres. A chacun sa vérité donc puisqu’il le ressent !

Quant à la raison qui pense, elle est reléguée au seul monde de la science. On oppose même les deux domaines au profit de l’émotionnel puisqu’il est toujours personnel. Les critères objectifs s’effacent donc. Là est le problème.

Un exemple : le mouvement « woke » et ses variantes est devenu depuis peu un instrument pour disqualifier des personnes au nom de la discrimination dont il se réclame. On aboutit à ceci : « Ton orientation sexuelle, la couleur de ta peau, le poids de ton corps, c’est ton droit ! Le seul critère du droit réclamé, c’est ton ressenti et pas un droit universellement reconnu avec des critères rationnels. » On nage alors en pleine confusion et c’est ainsi qu’on en vient par exemple à détruire des statues érigées voici longtemps sur la place publique ou au musée parce qu’elles furent l’œuvre d’un être jugé raciste, bouddhiste ou chrétien ( par ex. la persécution des chrétiens du Moyen Orient perpétrée par des Djihadistes ou la destruction par les mêmes des statues des grands Bouddhas de Bamian ).

Le wokisme ainsi appliqué pose un sérieux problème. Car ce mouvement est en fait un fourre-tout dont on ne sait plus ce qu’il recouvre, sinon le ressenti personnel ou collectif comme seul critère de vérité. Ce n’est plus le droit qui fait foi comme dans un procès en justice, mais le seul sentiment éprouvé par un groupe ou une communauté de gens qui l’érigent en norme en lieu et place du droit. Ce n’est évidemment pas le wokisme qui a inventé le culte du moi individuel ou collectif reconnu comme seul critère. C’est une tendance vieille comme le monde comme celle de la loi du talion qui justifie la vengeance réparatrice : pensons aux sorcières brûlées, au lynchage d’un quidam condamné par une maffia ou une bande organisée. Ou au mari qui a le droit d’exiger la lapidation de sa femme parce qu’elle l’a trompé.

Dans son essai La religion woke le philosophe François Braunstein soutient que ce qu’on appelle « la théorie du genre » se trouve au cœur même du vokisme : si on se sent femme par exemple, bien qu’on soit né masculin, on est femme. Gommée donc désormais la possibilité de définir ce qu’est une femme ! Ce wokisme-là impose sa norme et condamne ceux qui ne partagent pas sa conception des choses.

Woke devient une étiquette qu’on colle sur une réalité avec pour conséquence l’incompatibilité avec le droit universellement reconnu en démocratie. Introduire par exemple un troisième sexe dans la Constitution brouille de fait tout repère basé sur le droit universellement établi et reconnu.

 

II

La tradition philosophique occidentale a jusqu’ici distingué le monde de l’émotionnel et celui de la raison.

Nous vivons tous avec des ressentis car là nous sommes dans le domaine de l’affectivité, pas dans le domaine de la raison. Je suis par exemple en colère ou triste ou j’éprouve de la peur, de la jalousie, de la joie, du découragement ou du plaisir. Tous ces ressentis font partie du domaine de nos sens, de nos émotions, de notre vie intérieure que les sentiments expriment. Ce ressenti, nous l’éprouvons et nous ne pouvons pas ne pas le ressentir. Il serait absurde de le contester. C’est sans doute la raison pour laquelle le ressenti est important. Il est le lieu de l’affectivité éprouvée. Il est en fait le révélateur de ce que l’on vit en réalité. Plus sa présence est intense, plus nous accordons de l’importance à ce vécu…jusqu’à manquer de faire une analyse – rationnelle celle-là – de la raison ou des raisons qui expliquent ce ressenti.

Le ressenti est toujours un effet. L’effet causé par une personne ou un évènement qui me concerne, qui me touche, qui m’atteint en tout cas. Par ex. le suis témoin d’une personne accidentée ou d’une violence qui lui est faite. Cet effet postule la raison pour laquelle un ressenti est éprouvé. Si je suis triste, désespéré, angoissé au point de ne plus pouvoir supporter ce ressenti, il convient, il peut même être nécessaire de consulter un(e) psychologue. Le(a) psychologue est là pour soigner les traumatismes.   Mais la tentation fâcheuse serait de faire du ressenti une sorte d’absolu, un critère qui se justifie à lui seul et par lui-même sans analyse et référence à ce à quoi il renvoie.

A quoi donc une colère renvoit-elle ? A une cause qui lui donne sens ! Si je suis en colère, c’est le signe d’un mal qui m’atteint et j’y réponds par la colère. Cette colère peut signifier une réaction violente contre une injustice subie. Elle peut aussi signifier un mécontentement de moi-même qui s’exprime comme une sorte de déception libératoire ; elle peut exprimer un ras-le-bol de contrariétés accumulées ou encore une réaction agressive contre quelqu’un qui m’agace souverainement. En général, on se met en colère contre quelqu’un et l’on oublie parfois que la colère est aussi une réaction vis-à-vis de soi-même. Celui qui en est témoin peut croire alors que c’est une violence qui l’atteint. Et il se sent atteint parce qu’il fait partie de la situation.

Autre évidence : les ressentis sont tous différents bien qu’on puisse concevoir des degrés de peur ou de joie par exemple. Il convient donc de les définir : qu’est-ce que la colère, la tristesse, la nostalgie par ex. ?Et là, ça devient intéressant. Pourquoi ? Parce que pour différencier ces ressentis, j’ai besoin d’autre chose que le ressenti. J’ai besoin du concept qui définit ce qu’est la colère ou la joie. Que se passe-t-il ? Ce n’est pas l’affectivité qui me le dit, mais la raison. Et que fait la raison ? Elle définit la joie et la colère avec une idée qui nous dit ce qu’est la colère ou la joie. Je « sors » alors du domaine du ressenti affectif pour le définir.

                  III

Demandons-nous comment. Pas d’autre moyen que de faire ce qu’on appelle de l’abstraction. C’est quoi l’abstraction ? Elle consiste à dégager par ex. l’idée de colère de l’état de colère ressentie. Seule l’intelligence peut faire ce travail ! L’intelligence au sens de l’étymologie consiste en effet à lire le « dedans » qui caractérise la colère ou la joie pour formuler ce qu’est la définition qui les distingue. Sans quoi on ne comprend pas la différence entre une joie et une colère.

Nous savons tous évidemment que l’idée de colère n’est pas l’état ressenti que j’éprouve quand je suis en colère. On se trompe quand on dit : « Les idées c’est abstrait et ça tue les ressentis ! ». L’abstraction ne consiste pas à sortir de la réalité comme on le croit quand on oppose l’idée de colère à l’état de colère.

L’abstraction, c’est l’acte de l’intelligence qui veut comprendre, expliquer ce qu’estla colère. Elle en intériorise le sens, lui donne une signification. Sinon je ne saurai jamais ce qu’elle est. Le ressenti colère postule donc une définition qui est toujours nécessairement une idée abstraite.

Développons mieux encore. Si maintenant je dis: « Tu n’as pas le droit d’être en colère contre telle ou telle personne, car tu la blesses », que fait  mon intelligence ? Elle complète la simple définition colère. Elle prononce un jugement, moral, en l’occurrence : « Tu n’as pas le droit de blesser autrui » car tu dois le respecter. Ainsi voit-on clairement le rôle de l’intelligence : elle est cette faculté humaine qui définit les êtres et les choses avec des concepts ou idées abstraites pour comprendre et juger l’enjeu d’une réalité : la colère peut blesser ! Je dois respecter autrui. On voit bien par cet exemple que le respect d’autrui est une notion morale abstraite. L’abstraction bien comprise n’est donc pas, comme on le croit souvent, un éloignement du réel, elle est la faculté qui dévoile, qui révèle le dedans du réel.

Quand nous lisons un livre ou le journal du jour par exemple, que faisons-nous ? Notre intelligence doit nécessairement relier les mots d’une phrase pour en comprendre le sens. Sans quoi nous ne comprendrons rien à ce texte. Nous ne cessons, quand nous lisons un roman, de faire des liaisons de mots et de phrases. Ces liaisons sont abstraites. Les 26 lettres de notre alphabet qui composent mots et phrases sont des signes abstraits inventés par notre intelligence pour composer ces mots et ces phrases sans lesquels nous ne pourrions pas nous représenter, imaginer le monde du roman, ni les actions des personnages créés par l’auteur. Grâce à l’abstraction, nous produisons en fait l’univers des ressentis multiples que le roman suggère.

Que faisons-nous en somme, grâce au travail de termes abstraits ? Nous dégageons toute la richesse du réel concret ! Autrement dit, le sens et les valeurs du monde réel ne se dévoilent que par nos idées abstraites de ce même réel. Il y a là un puissant paradoxe ! C’est la raison pour laquelle nous pouvons ensuite imaginer et ressentir ce que les personnages vivent dans l’histoire racontée par l’auteur comme si c’était une réalité… même si c’est une fiction ! Ce qui nous prouve que l’abstraction finalement est la révélation d’une faculté merveilleuse : l’intelligence est le privilège de l’humain.

 

IV

Je regrette beaucoup pour ma part qu’on crée des confusions quand on veut gommer- et c’est une mode – toute différence entre l’animal et l’être humain. L’être humain est cet animal qui un jour a pu penser et pratiquer l’abstraction. Mon chat ou mon chien, si attachants soient-il, ne le peuvent pas. Et j’ajoute ceci qui est important pour ne pas créer des confusions : les animaux ne peuvent pas poser des jugements moraux. Ils sont innocents sans pouvoir distinguer le bien du mal. Allez expliquer à un chat de ne pas poursuivre ni manger des souris ou des oiseaux. C’est son instinct qui le fait agir ainsi. Il n’y a pas d’intelligence ou d’abstraction au coeur de ce comportement ! Mon chat ne pense pas ! Car il est incapable de faire de l’abstraction. C’est ainsi.

Il n’y a pas là – comme le prétendent certains – une injustice. Ce n’est pas parce que nous avons le pouvoir de penser que nous devons nous croire supérieurs aux animaux. Nous avons le privilège de parler un langage avec un vocabulaire si abondant que nous pouvons écrire des ouvrages savants, des romans, faire des mathématiques, pratiquer des sciences, développer la médecine pour soigner et guérir les maladies, fabriquer des machines, élaborer des arts comme le théâtre, la musique, la peinture et j’en passe. Les animaux ne font pas ça ! Ils ne le peuvent tout simplement pas.

Mais d’un autre côté, les animaux font mieux que nous. La nature les a dotés de capacités bien différentes. Ne sommes-nous pas incapables de voler comme les oiseaux, de vivre dans l’eau comme les poissons, d’hiberner comme les marmottes, de courir aussi vite que le guépard, de produire du miel comme les abeilles, de nager comme les dauphins, de rivaliser avec notre chat ou un renard parce que leur odorat est bien plus évolué que le nôtre ? A chaque créature ses capacités ! Et si nous avons des pouvoirs que les animaux n’ont pas, ce n’est pas une raison pour nous croire supérieurs à eux. Il est de notre responsabilité de gérer la nature puisque nous sommes les gestionnaires de notre planète. Considérons plutôt tout le mal que nous avons fait en menaçant le merveilleux équilibre de l’environnement pour notre propre perte et celle de la planète elle-même.

                 V

L’écologie ou le souci de l’écologie est aujourd’hui un impératif. Impératif moral, car sans cette prise de conscience, le dérèglement climatique aura le dessus et ce sera la fin du règne de l’humain lui-même parce que ce dernier n’aura pas compris ni voulu agir au nom de cette urgence morale.  C’est bien lui qui est en train de détruire à vitesse grand V son environnement. Ce ne sont pas les insectes, ni les oiseaux, ni les poissons ni les mammifères…sauf le dernier venu. Et le dernier venu, c’est nous.  L’environnement ne s’arrête pas seulement à l’urgence de dé-carboner l’atmosphère. C’est tous les vivants qu’il faut défendre et protéger, des insectes aux animaux les plus évolués.

Le principe responsabilité gouvernera l’avenir. Dans toutes le écoles du monde, il faut enseigner la nécessité de ce principe. Principe qui n’est pas du tout abstrait – sans quoi il ne servirait à rien – mais nécessaire et urgent d’appliquer à chaque situation bien concrète de chaque environnement particulier. Celui de l’Afrique est différent de celui du Pôle nord ! Nous autres européens sommes appelés à en proclamer l’urgence. Quand on songe simplement aux deux plus grandes puissances de la planète – les Etats-Unis et la Chine – elles sont encore très loin de s’engager à sauver la planète au nom du principe responsabilité car ce sont elles qui battent les records de pollution généralisée.

Certains pensent qu’il est déjà trop tard : climat spectaculairement détraqué et… ça va s’aggraver ! C’est vrai. Mais ce n’est pas une raison pour baisser les bras. C’est plutôt une raison de mettre les bouchées doubles. A méditer ! En l’occurrence, pour revenir à notre sujet : le ressenti du drame planétaire qui se joue sous nos yeux de jour en jour nécessite une raison lucide et responsable. Le ressenti seul ne suffit pas !

Bulle, le 25 novembre 2023        François Gachoud, philosophe

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