LES PHILOSOPHES ET L’AMOUR
Aude Lancelin et Marie Lemonnier dévoilent la relation personnelle que de grands penseurs ont entretenue avec l’amour. De l’Antiquité à nos jours.
« On devrait plutôt se montrer surpris de ce que l’amour, objet qui joue un rôle si remarquable dans la vie humaine, n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes ». Ce jugement de Schopenhauer exprimé à l’aube du XIXe siècle rejoint-il le lieu commun selon lequel amour et philosophie ont souvent fait chambre à part dans l’histoire de la pensée ? Si le terme « philosophie » fait à l’amour toute la place puisqu’il signifie précisément « amour de la sagesse », il semble que nous soyons en plein paradoxe. La philosophie est bien née en Grèce avec la question de l’amour au centre (voir Le Banquet de Platon), mais par la suite le thème semble avoir déserté la préoccupation des penseurs. Car l’amour est du domaine du pathos, des affects. Il échapperait donc à l’explication rationnelle ! Serait-il alors un sujet infra philosophique réservé aux seuls poètes et romanciers ? A. Lancelin et M. Lemonnier se sont mis à la tâche pour nous démontrer le contraire et il faut saluer leur initiative. Elles savent donner du relief à cette étude et scrutent avec attention le rapport personnel que de grands penseurs ont entretenu avec l’amour.
Il convient de préciser d’emblée que nos deux essayistes, si elles ont voulu réinvestir le territoire de l’amour en arpentant la trajectoire d’une dizaine de philosophes, n’ont rien inventé de nouveau quant aux conceptions propres à chacun. Mais elles ont surtout mis l’accent sur la façon dont ceux-ci ont inscrit dans leur vie un rapport tout à fait subjectif au domaine amoureux. Ainsi descendons-nous dans leur vie intime avec ce qu’elle implique de réussites et de ratages, d’engagements et de lâchetés, de grandeurs et de misères, pour constater qu’ils ont eu finalement un parcours comparable à la plupart d’entre nous. Les auteures ont par ailleurs eu la bonne idée de réserver une place à deux femmes philosophes parce que leur vie amoureuse fut étroitement liée à celle de leurs amants également philosophes : Hannah Arendt et Heidegger, Simone de Beauvoir et Sartre.
Quand on compare les conceptions et les trajectoires personnelles des philosophes choisis, on est frappé avant tout par leur diversité : dis-moi comment tu aimes et je te dirai qui tu es ! « La pensée de l’amour s’est toujours écrite dans le sang des philosophes, avec leurs empêchements singuliers, leurs névroses, leurs bonnes fortunes, et elle n’en a que davantage de poids et d’intérêt », affirment A. Lancelin et M. Lemonnier. Il n’y a en effet pas grand-chose de commun entre l’exaltation de l’amour chez Rousseau toujours en proie à une reconquête répétée de ses névroses intimes et le renoncement ascétique prôné par Schopenhauer. Ce dernier voyait dans l’amour le piège d’un instinct sexuel qui ne vise rien d’autre que la reproduction de l’espèce. Pas de rapport non plus entre les contradictions de Kierkegaard déchiré entre son amour trop humain pour Régine Olsen et ses aspirations à la vie infinie et, d’autre part, le fameux pacte Sartre-Beauvoir au nom duquel chacun se gardait d’être aliéné par l’autre pour être plus libre de vivre ses propres aventures.
Ce qui ressort pourtant nettement de ce parcours, c’est moins la richesse foisonnante des expériences de vie traversées par ces philosophes que l’intuition-mère qui préside non seulement à leur vision de l’amour mais au fondement même de leur philosophie. Il en est ainsi chez Nietzsche et Heidegger.
Nietzsche, on le sait, est ce penseur qui a voulu aller « par-delà le bien et le mal ». Il a proclamé la nécessité de rompre avec les « dinosaures de la morale chrétienne » qui ont diabolisé Eros et méprisé la vie en enfermant l’élan des passions dans la castration et le péché. Au point que la civilisation européenne s’est elle-même construite sur des instincts refoulés. Ce fut là un crime contre l’amour dont il faut réhabiliter toute la valeur, pense Nietzsche. Comment ? En montrant que l’amour n’a rien à voir avec les idéalisations du sentiment. Car il est plus profondément l’essence même de la vie. C’est-à-dire un surgissement de forces, une toute-puissance émanant de l’énergie même du vouloir vivre en perpétuel travail d’oppositions et de dépassement de soi. Cette lutte-là se passe dans les profondeurs de l’être, dans tout ce qui nous anime corps et âme. Si bien qu’à l’instar de Dionysos et Apollon qui s’aimantent mutuellement pour engendrer l’esprit tragique, la lutte des identités masculine et féminine est par essence féconde, créatrice de valeur et de sens.
Quant à Heidegger, dont on a dit qu’il n’est pas un penseur de l’amour, regardons le paragraphe 29 de son livre majeur Etre et Temps. On y découvrira, selon nos auteures, un aveu bien surprenant, celui de la primauté ontologique de l’amour comme accès à la vérité. Heidegger en appelle en effet clairement à Saint Augustin et à Scheler afin de montrer que l’amour est pour l’homme un mode d’être encore plus originaire que la connaissance. C’est par lui d’abord que nous existons dans « l’ouverture au monde » et entrons dans notre condition contingente. Par l’expérience d’aimer, l’homme fait rien moins que l’épreuve de son « Dasein ». L’amour est ouverture au monde des possibles et, reprenant textuellement Augustin, Heidegger affirme en s’adressant à Hannah Arendt : « Je t’aime signifie « je veux que tu sois ce que tu es » ». La vérité en amour, c’est la consécration de la liberté.
Quand on croit que les oeuvres des philosophes n’ont rien ou pas grand-chose à voir avec l’amour, on se trompe. Il se trouve souvent aux fondements même de leurs conceptions de l’existence. Ce n’est pas toujours explicite. Mais c’est une réalité qu’il faut savoir découvrir en levant certains voiles. Ce que Aude Lancelin et Marie Lemonnier ont entrepris avec finesse et profondeur. Dans un style magnifique et rayonnant de justesse et de séduction.
François Gachoud
Aude Lancelin et Marie Lemonnier : Les Philosophes et l’amour. Aimer de Socrate à Simone de Beauvoir. Ed Plon, 247 pp.