En réflexion...

SUR LA BANALITE DU MAL

Le film vient de sortir en salle. Son titre : Hannah Arendt. Réalisé par Margarethe von Trotta, il raconte comment la philosophe juive Hannah Arendt, après avoir assisté au procès Eichmann en 1961 à Jérusalem, rédigea un livre qui fit date (Eichmann à Jérusalem) et déclencha une polémique historique.

Pourquoi tant de bruit ? Certes, parce qu’Eichmann, chargé de l’organisation de l’extermination des juifs après la conférence sur la « solution finale » de Wannsee en janvier 1942, fut capturé par les services israéliens en 1960 à Buenos Aires et enfin jugé, puis exécuté. Mais c’est surtout parce que le sujet traité par Hannah Arendt pose de manière radicale la question : qu’est-ce que le mal ? Faut-il, comme on le croit généralement, être un monstre pour planifier froidement l’extermination de tout un peuple ? Non, répond Arendt, qui découvre combien cet homme, imperturbable dans sa cage de verre au procès, est d’une banalité stupéfiante, répétant invariablement à ses juges : « On m’en avait donné l’ordre. Que les personnes soient supprimées ou non, cet ordre devait être exécuté de façon administrative ». Arendt et l’assistance ont bien entendu : « administrative ». Abasourdie, elle réalise soudain que « le plus grand mal du monde est le mal accompli par des personnes insignifiantes ». D’où le concept qu’elle développe sur « la banalité du mal », entendant par là que, contrairement à l’idée selon laquelle les grands criminels sont habités par des pulsions monstrueuses, le mal le plus abominable peut être accompli avec une insensibilité totale, une détermination mécanique effrayante qui laisse le bourreau complètement indifférent à la valeur comme aux souffrances des personnes qu’il exécute.

Quand on songe par exemple à la cruauté impassible et sans bornes d’un Staline, dit « petit père des peuples », qui planifia le Goulag et laissa mourir de faim des millions d’Ukrainiens en 1933 ; quand on se réfère à ce qu’on découvrit en 1979 : Pol Pot, Douch et leur bande khmer rouge avaient exterminé pendant quatre ans, sans aucun état d’âme, le quart de la population cambodgienne, on constate que des crimes sans nom et des génocides comme ceux du Rwanda et de l’Arménie ont été accomplis par des hommes de pouvoir certes sans aucun scrupule, mais surtout des êtres qui fonctionnaient banalement, au sens où ce qui est humain leur fut parfaitement étranger. Arendt a eu le mérite de lever ce paradoxe absolu : l’homme est capable de réaliser bien plus de mal encore que ce que l’on peut imaginer parce qu’il masque l’horreur sous le manteau d’une banalité qui n’est même pas soupçonnable.

La banalité du mal est toujours bien là au cœur du quotidien d’aujourd’hui. Je me limiterai à citer deux exemples qui devraient faire réfléchir. Ainsi le harcèlement dont sont victimes tant de femmes dans leur situation de travail ou personnelle, sans compter celles dont on viole l’innocence enfantine. L’autre exemple est en fait aussi une réalité aussi vieille que le monde, mais ses effets s’accroissent : les psys observent de plus en plus le phénomène de mômes capables de se mettre à plusieurs pour cogner une petite fille haute comme trois pommes, de racketter sans scrupule des élèves souffre-douleurs, de massacrer à coup de pieds une personne dont le regard ne leur convient pas avant de poursuivre banalement leur chemin. N’a-t-on pas raison par ailleurs de s’inquiéter de ce qui se passe sur le Net et les réseaux sociaux quand, – exemple d’un cas récent – d’un clic de souris renvoyé à des centaines « d’amis », telle fille de 15 ans a tenté de se suicider parce qu’elle a été « taguée » avec cette inscription : « Celle-là, vous pouvez la baiser » !

François Gachoud

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