En réflexion...

PHILOSOPHIE DES AGES DE LA VIE

Repenser de fond en comble le sens que nous donnons aux âges de la vie. Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot relèvent le défi. Essai brillant et passionnant.

N’hésitons pas à l’affirmer : voici un livre aussi essentiel qu’incontournable. Une véritable somme d’informations et de réflexions sur un sujet qui touche à la nature même de l’interrogation philosophique. Dans la mesure en effet où la question centrale de la philosophie est bien celle du sens de la vie et de la quête d’un art de vivre, la question des étapes qui en ponctuent la trajectoire est indissociable de cette interrogation elle-même. E. Deschavanne et P.-H.Tavoillot nous donnent ici l’occasion unique d’embrasser d’un seul mouvement une problématique capable de circonscrire, rassembler et surplomber ce que nous vivons ou avons vécu nous-mêmes : comment, mais surtout pourquoi grandir et construire sa vie de l’enfance à la vieillesse ?

Si ce livre s’énonce trop modestement comme une enquête, son cheminement comme ses approfondissements nous conduisent en fait à un résultat qui va bien au-delà. Il s’en dégage un double sentiment : la conviction que nous sommes là devant une synthèse réussie, complète et équilibrée ; mais aussi une étonnante leçon de sagesse sur la pédagogie des âges que nous traversons. Il y a enfin et de surcroît ce que nous rencontrons si rarement dans une étude philosophique : la faculté d’intéresser, mieux, de tenir véritablement le lecteur en haleine de bout en bout. Le secret de cette réussite est sans doute à chercher du côté de l’évidente qualité de la réflexion, mais aussi de la vie elle-même : si l’aventure de nos vies peut s’apparenter en effet à celle d’un roman, nous voici invités par les auteurs à ce retour sur nous-mêmes qui nous permet de repenser la trajectoire et les phases de nos existences aussi passionnément que le parcours d’un roman.

En ouverture, ce paradoxe qui désigne à lui seul la problématique : jamais nous n’avons eu autant de chance de vivre pleinement chaque âge de la vie, du fait de son allongement ; jamais pourtant les moyens de penser clairement ces étapes ne nous ont fait autant défaut. Il semble en effet que la confusion règne : « L’enfance est problème, l’adolescence interminable, la maturité introuvable et la vieillesse ennemie », affirment les auteurs. Est-ce donc la fin des âges de la vie ? Mais, face à cette première hypothèse, se dessine aujourd’hui un autre scénario, celui de la lutte des âges. Loin de disparaître, ceux-ci deviendraient antagonistes. De la revendication « jeuniste » à l’avènement de « l’enfant-tyran », la lutte des âges deviendrait réalité. Pourtant, à y regarder de plus près, les deux scénarios se rejoignent sur un point : il y aurait avant tout aujourd’hui une crise de l’âge adulte. Car l’avènement de la seconde modernité a, semble-t-il, favorisé la figure centrale de la maturité. Du même coup, les autres étapes de la vie seraient vouées soit à la lutte, soit à la confusion.

Deschavane et Tavoillot soutiennent un point de vue nettement plus nuancé : jamais l’éducation et la conduite de la vie n’ont été plus au centre de nos préoccupations. Par conséquent, les seuils existentiels persistent : « Nous vivons toujours les âges de la vie, mais nous devons repenser leur configuration ». Reconfiguration jugée par eux « lente et difficile ».

Mais pourquoi ? C’est qu’une révolution profonde s’est opérée : nous vivons à l’ère de l’individu, ce qui veut dire que, selon la formule de Pierre Manent : « l’homme décide de ne recevoir son humanité que de lui-même ». Cette idée est née au XVIIIe siècle déjà, avec Kant et Rousseau surtout : en identifiant l’essence de l’homme avec l’avènement de sa liberté , ces philosophes justifiaient d’abord sa capacité à s’arracher aux contraintes de la nature et aux déterminismes de l’histoire. Ils introduisaient également l’idée d’une perfectibilité sans fin de l’humanité par elle-même, idée complètement étrangère aux périodes antérieures. Si dans l’âge mythologique des origines, l’homme se définissait par l’appartenance à une lignée, ponctuée par des rites de passage d’une étape à l’autre de la vie ; si, à l’âge des cosmologies antiques, l’homme constituait un microcosme qui devait composer avec l’harmonie du grand tout de l’ordre naturel et viser ainsi un équilibre  sage ; si, à l’âge des monothéismes, la sagesse n’attend plus le nombre des années, parce que la foi en Dieu tient lieu de maturité intérieure et spirituelle, à l’âge de l’humanisme laïc et démocratique, c’est bien l’individu qui advient, maître et conducteur de son propre destin.

La révolution humaniste elle-même ne s’est pourtant pas faite sans difficultés. Car, depuis les années soixante surtout, la seconde modernité a fait basculer l’édifice bien découpé des âges de la vie si fortement conçu par Rousseau. On est entré dans l’ère de « la déconstruction individualiste des âges ». Période caractérisée par les positions très critiques de Sartre et Beauvoir. Il convient aujourd’hui de dépasser ces remises en question, si légitimes fussent-elles. Car le mouvement va aujourd’hui dans le sens s’une nécessaire reconfiguration des âges de la vie. Reconfiguration caractérisée par un centrage manifeste sur l’âge pivot, c’est-à-dire l’âge adulte. Et ce qui est nouveau dans cette perspective, c’est que la maturité n’est plus proposée comme un état, mais comme un processus toujours en travail. D’où la riche idée de « maturescence ».

Cette conception a l’avantage de nous permettre d’aborder les deux grandes questions qui demeurent en suspens : pourquoi grandir et pourquoi vieillir ? Questions qui renvoient elle-mêmes à la dimension politique des âges de la vie. Gageons qu’au travers de ce parcours, le lecteur y trouvera largement son compte. Mieux : il sera renvoyé à sa propre interrogation existentielle : où se trouve donc l’apogée d’une vie humaine ? Nul doute que Deschavane et Tavoillot lui auront donné assez de clés pour ouvrir les portes de ses choix.

François Gachoud

Eric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot : Philosophie des âges de la vie. Ed. Grasset, 540 pp.

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