L’ETHIQUE A LA PORTEE DE TOUS
Roger-Pol Droit excelle dans l’art d’initier. Paul Ricoeur dans l’art de fonder les valeurs. Deux petits livres pour comprendre la tâche de l’éthique.
Jamais peut-être comme aujourd’hui on a pris autant conscience des enjeux de l’éthique. On la rencontre partout : en médecine avec les progrès rapides de la biologie, dans le domaine des affaires et de la finance, des institutions et de la politique, dans les décisions de la vie internationale, de la guerre et de la paix, de la lutte contre les inégalités sociales, dans la préservation des conditions de vie, dans l’écologie et même dans le sport et les médias. Mais le souci éthique nous touche d’abord et directement dans nos comportements, dans nos occupations quotidiennes, dans les grandes décisions que nous avons à prendre.
La question qui se pose est au fond celle-ci : tous ces domaines, toutes ces applications possibles relèvent-ils de l’éthique ? La morale ne suffit-elle pas ? Faut-il distinguer morale et éthique ? En fait, il n’y a pas coupure radicale entre ces deux notions. Pour R.P.Droit, une différenciation progressive s’est établie. Par morale, on entend surtout l’ensemble des normes et règles à respecter. Le terme éthique par contre désigne la réflexion nécessaire à fonder ces normes et règles morales. Au nom de quoi dois-je agir ? Comment, selon quels critères vais-je établir ce qui est bien et ce qui est mal ? Qui décide d’autre part ce qui est bien et ce qui est mal ? Est-ce la religion ? La philosophie ? Est-ce la tradition ou la coutume qui varient selon les cultures ? Est-ce la nature ou moi-même tout simplement ? Le problème est complexe dans la mesure où chaque société, à chaque époque, a établi des valeurs et des normes morales.
Mais au-delà de ces particularités, reste la question : au nom de quoi établit-on des critères d’action morale ? Y a-t-il possibilité d’un dénominateur commun entre ces sources et applications différentes, si tant est qu’il faut éviter l’arbitraire ? Selon R.P.Droit, on peut soutenir que des règles universelles existent, au sens où le philosophe Kant l’a proposé : il y a partout et toujours devoir de traiter la personne humaine comme une fin et non comme un moyen, c’est-à-dire le devoir d’en respecter la dignité sans l’humilier, ni l’exploiter, ni la violenter. Il est même bon de faire un pas de plus et de dire : « L’éthique, c’est d’abord le souci des autres. Car l’existence des autres, les relations entre eux et moi, constituent le point de départ le plus universel de toutes les formes d’éthique ». Ensuite, on peut distinguer entre cette éthique universelle et l’éthique appliquée, comme c’est le cas avec les progrès de la médecine : faut-il prolonger la vie dans tous les cas, peut-on pratiquer le clonage thérpeutique et à quelles conditions, ou encore faire des recherches en manipulant l’embryon humain ? Toutes ces questions se posent et il convient de trouver des critères éthiques.
De son côté, le petit livre de Paul Ricoeur Amour et justice vient compléter avec bonheur la réflexion basique de R.P.Droit. Car, en se penchant sur ces deux notions pour en approfondir le sens et leurs rapports, Ricoeur nous offre l’occasion d’établir que, finalement, dans le domaine de l’éthique, justice et amour sont les deux valeurs suprêmes.
La justice est la vertu qui préside à toutes les opérations de partage entre les êtres humains. Sa définition signifie en effet « rendre à chacun ce qui lui est dû ». Ce qui implique l’idée d’égalité. Principe qui peut se formuler ainsi : il faut traiter tous les êtres humains selon la même norme. On rejoint par là ce qu’on appelle « la règle d’or » : ne pas faire aux autres ce qu’ils ne voudraient pas qu’on leur fasse.
Selon Ricoeur, ce respect de l’égalité de tous qui implique aussi le respect de la liberté de chacun, ne saurait pleinement fonctionner s’il n’y avait pas quelque chose de plus. Ce plus, c’est le caractère désintéressé avec lequel je suis appelé à traiter autrui. Si je le traite de manière intéressé, je ne vais pas vraiment respecter qu’il est mon égal. Je vais introduire une distorsion. C’est là qu’intervient l’amour. L’amour comme tel ne relève pas d’abord du devoir car il implique le don, la gratuité. Par là, il déborde l’éthique. Aimer ne relève donc pas d’une logique d’équivalence, mais d’une logique de surabondance : si tu aimes l’autre, tu le respecteras et du même coup le traiteras comme égal à toi.
La conclusion ? Elle s’impose : la meilleure manière d’être juste à l’égard d’autrui, c’est encore de l’aimer. Il n’y a pas d’éthique possible sans justice, mais l’amour, qui est une valeur supra-éthique, est le meilleur gage de la pleine justice.
François Gachoud
Roger-Pol Droit : L’éthique expliquée à tout le monde. Ed Seuil, 112 pp.
Paul Ricoeur : Amour et justice. Ed. Points poche nr. 609, 110 pp.