En réflexion...

IL FAUT REINVENTER LA PAROLE

C’est une urgence selon Roger-Pol Droit, philosophe, et Monique Atlan, journaliste, qui publient Quand la parole détruit aux Ed. de l’Observatoire, Paris, janvier 2023. C’est leur 5ème ouvrage rédigé à quatre mains. Ils y déploient depuis une décennie le même questionnement de fond :

« Qu’en est-il de ces révolutions qui changent nos vies ? » Qu’en est-il du statut de l’Humain ? (paru en 2012) ; qu’en est-il de notre « Espoir »  pour affronter l’avenir (2016), qu’en fut-il de la Pandémie 2020 et de ses bouleversements; qu’en est-il du « Sens des limites » à repenser dans le contexte actuel (2021).

Nous voilà clairement en temps de crise au sens où nous vivons ce moment capital où tout se décide en pouvant nous faire basculer soit du côté de l’édification de l’humain, soit du côté de sa destruction. C’est là, maintenant, que la parole joue un rôle décisif et les deux auteurs jouent ici le rôle de lanceurs d’alerte : « Si ce livre devait tenir en une phrase, ce serait : n’oubliez pas que parler peut faire vivre ou mourir, peut édifier ou détruire ».

Qu’est-ce que parler veut dire ? Nous croyons le savoir, comme si la parole se résumait à un outil. Elle est bien plus selon les auteurs. Dans un tour d’horizon en dix leçons claires et brèves, ils nous font comprendre que la parole fonde l’humain, que sans elle nous ne serions pas. Car aucun de nous n’a inventé la langue. Nous avons appris la langue, elle nous précède toujours. Elle nous vient des autres qui sont avant nous et « je ne sais pas qui je suis tant que je n’ai pas le moyen de le dire ». Pour être soi, il faut donc pouvoir dire « je » et ce « je », je le dois aux autres, à mes parents, à l’école, à toute une tradition sociale et culturelle. Ce qui veut dire que « je » et « tu » émergent toujours ensemble « en renvoyant l’un à l’autre ».

Pourquoi la place de l’autre est-elle centrale ? « Parce que c’est de l’autre que nous vient la parole transmise et c’est à l’autre qu’elle s’adresse. » Conséquence : tant que la place de l’autre est respectée, la société devient humaine. Dans le cas contraire, quand la parole devient toxique, l’autre est exclu, notre humanité aussi. Il est donc capital de réaliser que la parole est à double face, porteuse de vie ou de mort, d’amour ou de haine, de paix ou de guerre. Les épouvantables destructions de la guerre en Ukraine suffisent à nous en persuader.

Réalisons bien ceci : nous vivons à une époque où, comme jamais auparavant, la parole toxique déploie son ampleur destructrice. Sa caractéristique récente n’est pas qu’un accroissement de l’agressivité. C’est qu’elle vise les personnes pour ce qu’elles sont et pas pour ce qu’elles disent. C’est toujours « ad hominem » qu’elle s’exerce. Elle exclut l’autre quel qu’il soit dans le seul but de l’éliminer. Au plan philosophique, selon Roger-Pol Droit, c’est Platon qui a inventé la parole totalitaire. Pourquoi totalitaire ? Parce que dans le contexte du pouvoir politique, la parole est confisquée par le tyran et devient dictatoriale. Elle s’impose à tous comme une idéologie qui dicte sa vérité. On assiste alors à un renversement radical car on en vient à tuer au nom du bien que l’idéologie proclame. Qu’ont donc visé les totalitarismes du 20ème siècle, nazisme et communisme soviétique ? Chaque fois une vérité inébranlable décrétée par le régime a fortifié la haine et organisé le meurtre de masse. Ainsi les camps nazis de la mort où l’on gazait le peuple juif qui n’avait plus le droit d’exister; ainsi le Goulag soviétique appliqué comme une matrice d’exclusion inhumaine.

Plus récemment, en 1994 au Rwanda, le massacre des Tutsi par les Hutu a fait en peu de jours 800.000 morts achevés à coups de machettes. Dernier génocide du 20ème siècle, il révèle le mécanisme fondateur du massacre, un mécanisme imprévisible, impensable !  Tout a commencé sur les ondes joyeuses d’une radio, celle des « Mille Collines ». La haine fut diffusée par des chansons qui appelaient les Hutu à supprimer les Tutsi. De quoi riait-on ? Des « insectes à éliminer, de la vermine à nettoyer ». Le mot d’ordre était : « Tuez tous les cafards ! » Le massacre fut une fête, il se déroula au rythme des danses. Ce fut rapide et impitoyable. Terrible exemple de la parole toxique qui tue ! Impossible d’y échapper.

A partir de ces exemples incontestables, Roger-Pol Droit et Monique Atlan posent aujourd’hui cette question : « Qu’en est-il dans une société mondialisée où tout parle en boucle sur les ordinateurs, les smartphones, les chaînes de radio et tv ? »

On nage dans un océan de mots, d’infos, de sollicitations où la parole toxique peut s’infiltrer, toujours florissante, intarissable et sans moyens de la juguler et contrôler. Sur les réseaux sociaux, dans un immense déferlement, « la parole est en passe de changer de statut, voire de nature ». Car, par le relais des machines et des écrans, tout se transforme, comme nous le promet Marc Zuckerberg avec l’avènement des « avatars ». Il est impératif d’en appeler à la vigilance active : quand les paroles toxiques se répandent, elles affectent directement les personnes, la vie commune, celle des citoyens, et finalement la démocratie. La violence verbale se déploie sans frein et la culture du « clash » de la parole unique et uniforme remplace les débats. Le souci critique disparaît. Certes le Net n’a pas inventé la parole toxique. Mais il fournit le champ de sa prolifération possible.

Ce qui devient problématique, c’est que ces outils hautement techniques sont sans intentionnalité ni responsabilité. Ils ignorent le bien et le mal. Et quand elles nous parlent, ces machines obéissent en fait aux ordres de ceux qui cherchent à nous manipuler pour diffuser haine et exclusion de l’autre. Car si les garde-fous sautent, ils permettent d’offrir à la parole toxique d’exprimer un potentiel destructeur avec jubilation. Jouir de ses invectives et de sa haine est phénomène courant. Combien de personnes sont détruites dans leur vie singulière ; elles sont devenues des proies ! Les enfants et les ados sont aussi visés : les cas de harcèlement sont en forte hausse chez les jeunes, victimes qui finissent par avoir des pensées suicidaires. Grave : les voilà offerts au lynchage numérique sans pouvoir s’en sortir.

Roger-Pol Droit et Monique Atlan en appellent à plus que la vigilance. Ils en appellent à fonder une éthique de la parole au temps du numérique. Croire que ce monde-là est une jungle définitivement hors de contrôle et s’y résigner, c’est faire le jeu du pire. C’est noyer notre humanité dans l’impuissance et effacer l’idée même de notre responsabilité. Lorsqu’en 1979 le philosophe Hans Jonas publiait Le Principe Responsabilité qui eut un impact mondial, il soulignait que la technique, par sa puissance exponentielle, était en effet capable de détruire l’humanité. Mais il nous rappelait que, quelle que soit cette menace, nous sommes toujours responsables des conséquences de nos décisions pour les générations futures. L’avenir en fin de compte dépendra toujours de nous, de nos choix et engagements. La génération des jeunes d’aujourd’hui le pressent et le sait d’instinct, mais on ne les écoute pas.

La parole à réinventer restera toujours un engagement envers les autres auquel on ne pourra pas se dérober. C’est toujours envers les autres et la collectivité que chacun de nous est responsable. Ce d’autant plus que l’idée de responsabilité ne doit pas s’affaisser dans les marais toxiques. Même si les plateformes numériques sont devenues mondiales et de plus en plus complexes, « le piège consiste à croire que les machines parlent réellement en leur attribuant une intentionnalité et une conscience qu’elles n’ont pas. » La responsabilité sera toujours celle des humains que nous sommes car, répétons-le, les machines ne sont responsables de rien et envers personne. L’éthique n’existe qu’entre les humains : « On ne trouve au fondement des algorithmes que des fabrications humaines, des intentions humaines, des interprétations humaines. Et les seuls responsables de ces machines sont toujours les humains. »

Il dépend de nous seuls que la parole toxique soit enfin sous contrôle. Et si nos machines – si intelligentes paraissent-elles – comme le récent ChatGPT dont on chante les performances sans assez voir ses limites et ses erreurs évidentes, si donc nos machines participent à une flambée dangereuse au nom de l’homme dit « augmenté », il est urgent de rappeler encore et encore « que les machines ne comprennent pas plus la haine que l’amour. Elles ne comprennent pas. Point final ! »

Il faudra s’en souvenir souvent et toujours vouloir sauver l’humain à tout prix.

François Gachoud, philosophe

 

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