Y A-T-IL UNE SPIRITUALITE SANS DIEU ?
Dans son dernier livre, André Comte-Sponville l’affirme. Il en définit les composantes. Une approche conçue dans un esprit d’ouverture.
« Je suis un athée non dogmatique : je ne prétends pas savoir que Dieu n’existe pas ; je crois qu’il n’existe pas ». C’est ainsi que A.Comte-Sponville qualifie la position de fond qui traverse son dernier livre. Option philosophique ou profession…de foi ? Les deux assurément. C’est en quoi la lecture de cet ouvrage nous en apprend beaucoup sur la démarche d’un athée ouvert et singulièrement honnête. Et qui a le sens aigu du paradoxe. Car s’il tient à établir philosophiquement notre incapacité à fonder nos certitudes sur l’existence de Dieu, il n’en reconnaît pas moins que l’adhésion à Dieu comme son refus relèvent tous deux de la croyance et non du savoir : « L’athéisme est une croyance négative, mais c’est bien une croyance ». Cette affirmation, aussi étonnante qu’elle paraît, délimite par quoi il faut commencer : déterminer le rapport entre savoir et foi. Réponse de Comte-Sponville : « Personne ne sait si Dieu existe ou non. Mais le croyant affirme cette existence, l’athée la nie. »
L’auteur ne fonde pourtant pas son athéisme sur le rejet de la question philosophique : « La question de Dieu nous est posée par notre finitude, par notre angoisse, par notre histoire, par notre civilisation, par notre intelligence, par notre ignorance même ». Mais la philosophie échoue, selon lui, devant l’abîme de l’inconnaissable. La deuxième partie de livre est consacrée à cet examen. La conclusion ? C’est que les preuves de l’existence de Dieu ne résistent pas aux objections et que la raison elle-même est dépassée par son objet. Nous voilà donc renvoyés au mystère. Mystère commun au croyant et à l’athée. Mystère dans lequel cependant l’athée voit une manière de se rassurer à bon compte. Nous sommes certes voués au mystère quant à l’existence elle-même, à cause de la fameuse question « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » « Mais pourquoi ce mystère serait-il Dieu ? », rétorque Comte-Sponville.
Il convient de relever que l’auteur tient une position qui n’est ni simpliste, ni tranchée. Son athéisme n’est pas militant, il n’est pas hostile à la foi. Il revendique clairement le respect, celui de la tradition du croyant : « J’aime mieux approfondir la tradition qui est la nôtre – celle de Socrate, celle de Jésus, celle aussi d’Epicure et de Spinoza, de Montaigne et de Kant – et voir où elle peut conduire un athée ». Aussi s’adresse-t-il surtout aux chrétiens dont il ne se sent séparé que par trois jours, « les trois jours qui vont du Vendredi saint à Pâques. Pour l’athée fidèle que j’essaie d’être, une grande partie des Evangiles continue de valoir. » Voilà qui étonnera plus d’un athée ! Et pourtant, c’est là une posture qui a toute sa raison d’être dans la mesure où elle ouvre à l’athée comme au croyant la voie possible d’un engagement commun : « Ce n’est pas la foi qui pousse au massacre. C’est le fanatisme. C’est l’intolérance. C’est la haine. Il peut être dangereux de croire en Dieu. Voyez la Saint Barthélemy, les Croisades, les guerres de religion…Il peut être dangereux de ne pas croire. Voyez Staline, Mao ou Pol Pot ». Qu’avons-nous donc à réaliser désormais ? Nous n’en sommes plus à régler nos comptes. Athées et croyants ont bien mieux à faire et à considérer : « Il y a aussi, chez les croyants, au moins autant que chez les incroyants, des héros admirables, des artistes ou des penseurs de génie, des humains bouleversants. »
Rien d’étonnant qu’un tel parcours nous conduise tout droit à la question la plus saillante du livre : quelle spiritualité pour les athées ? Partant de l’idée que le mystère de l’être demeure aussi impénétrable au croyant qu’à l’athée, Comte-Sponville y voit le lieu propice de l’élévation de l’esprit. L’éveil comme le déploiement de la vie spirituelle ne sont pas le fruit de démarches démonstratives. Ils dépendent d’une expérience intérieure. Expérience vécue et décrite par l’auteur comme une sorte de vision contemplative, dans le silence d’une nuit, face au ciel étoilé : « C’était un silence, c’était une harmonie. Cela faisait comme un point d’orgue, mais éternel, sur un accord parfaitement juste, qui serait le monde…Pur présent de la présence…Plus de temps : rien que le présent. Plus de néant : rien que de l’être…Je ne suis pas de ceux qui savent habiter durablement l’absolu. Mais enfin il m’avait habité l’espace d’un instant. » Ce sentiment de fusion, de plénitude, d’éternité et d’harmonie avec le grand Tout, cette sérénité qui en fut l’effet, comment les qualifier ? « Cela se fit en moi comme une révélation, mais sans Dieu », précise Comte-Sponville. Révélation. Voilà le mot clé. Voilà surtout la manifestation d’une expérience commune possible à l’athée et au croyant. Nous sommes par nature ouverts sur l’infini, la mystique est au fond notre affaire. L’athée y voit la révélation d’une communion avec la beauté, l’immensité et l’ordre du monde, le croyant l’indicible et mystérieuse présence du Dieu transcendant. C’est là toute la différence, mais c’est aussi la marque commune à notre condition : l’homme est un être profondément spirituel. Un esprit en quête de bonheur et d’éternité.
François Gachoud
André Comte-Sponville : L ‘Esprit de l’athéisme. Introduction à une spiritualité sans Dieu. Ed.Albin Michel, 220 pp.