LE MOI ET LA CHAIR
Jacob Rogozinski nous propose un essai vigoureux. Où il est question de comprendre le rôle central de la chair dans la manifestation du je. Plongée dans l’ « ego-analyse ».
« Je veux écrire la genèse immanente qui permet à un individu humain de faire l’épreuve de son propre corps ». C’est ainsi que J. Rogozinski définit le projet de ce livre, projet à la fois essentiel et énigmatique, puissant et complexe. Car il s’agit d’explorer au plus profond comme au plus difficilement accessible ce qui constitue notre identité même : le moi. Rien de plus transparent, semble-t-il, que cet ego révélé à lui-même, comme le pensait Descartes, dans l’immédiateté de la saisie de soi : je pense et suis conscient que j’existe. C’est moi ! Rien pourtant n’est aussi mystérieux et insondable. Qui est donc ce moi que je suis ?
Nous faisons certes l’expérience à chaque instant de notre moi vivant et singulier. Mais il nous arrive aussi de ressentir que chacun de nous demeure encore une énigme, pour les autres bien sûr, mais aussi pour lui-même. Si bien qu’au long d’une vie entière, nous ne cessons en fait jamais de tenter de comprendre, d’approcher le mystère de notre propre identité. Contrairement à Heidegger qui défend la priorité de la question de l’Etre sur celle du Moi, Rogozinski cherche à penser le contraire : « Qui suis-je ? » est la question philosophique la plus radicale qui soit parce que celui qui questionne ne fait qu’un avec la question qu’il pose : je suis moi-même la question. Et par conséquent, la question de la genèse du moi, de la manière dont j’adviens à moi-même devient primordiale.
Tout le livre de Rogozinski s’inscrit dans cette perspective. C’est en quoi il est important. Important, parce que se joue ici un enjeu considérable : comment accédons-nous à nous-même ? Nous voilà embarqués dans ce que l’auteur appelle une « ego-analyse » qui se présente à la fois comme une patiente recherche et une description des étapes qui conduisent l’individu que nous sommes à faire l’épreuve de sa propre découverte.
Une double condition va sous-tendre la démarche. Ce qui nous révèle à nous-même, ce n’est pas d’abord le penser-à-soi, mais bien ce que nous éprouvons par le corps. C’est là que notre vie se déroule au sens le plus originaire et ce qui qualifie ce champ, c’est l’immanence. Par définition, le moi est en effet d’abord celui qui réside au-dedans de lui-même, celui qui demeure en soi sans pouvoir sortir de lui-même. Comment éprouvons-nous donc ce lieu identitaire ? Comment Husserl déjà l’a montré, nous l’éprouvons dans notre chair. La chair est le lieu de « l’impression originaire » par laquelle nous expérimentons que la vie habite en nous et que nous sommes dans la vie. Ce qu’un autre phénoménologue, Michel Henry, a décrit comme l’expérience la plus révélatrice de notre exister : ce sentiment d’auto-donation à nous-même qui est auto-affection, c’est-à-dire cette manière que la chair seule nous offre de coïncider complètement avec nous-même. Sans distance possible. Ce qui explique pourquoi nous ne pouvons jamais éprouver pour un (e) autre ce que nous éprouvons pour nous-même : l’irréductible sentiment d’exister au singulier unique, dans l’immanence.
C’est sur ces bases-là que Rogozinski déploie les composantes de son ego-analyse. Ainsi va-t-il établir comment – dans ce champ d’immanence toujours en mouvement au sien de la multiplicité de nos expériences de vie – s’opère la synthèse charnelle. Celle-ci révèlera en fait l’expérience primordiale du toucher. Le sens tactile est le seul en effet où mon ego coïncide totalement avec ce qu’il éprouve. Et peut l’intérioriser. Ce que l’auteur appelle le « chiasme tactile » est l’expérience fondatrice de notre condition incarnée. A partir de là, nous sommes invités à accompagner le philosophe dans la subtile élaboration de sa théorie du « restant ». Par où l’on peut comprendre qu’en se donnant à soi, le moi-chair va ouvrir un écart à soi, introduire un rapport à l’altérité. Sans quoi, en se repliant sur soi, toute chair s’effondrerait, s’anéantirait dans l’angoisse fondamentale de la perte de son être.
Les analyses de Rogozinski ont quelque chose d’abyssal. Mais elles montrent à quel point les rapports à soi doivent demeurer ouverts à la relation à autrui, sous peine de non-sens et d’implosion du sujet lui-même. La dernière partie du livre nous réserve de belles promesses. L’auteur y entreprend en effet l’exploration si essentielle du rapport de la mort à la vie. C’est surtout Nietzsche qui fait référence. Il avait intensément pressenti par son intuition de l’ « Eternel retour » que la vie a, par définition, l’extraordinaire pouvoir de renaître à chaque instant, comme une perpétuelle re-création de soi. C’est en elle-même que la vie puise la force de s’affirmer contre la mort. Il faut oser l’affirmer, selon Rogozinski : je puis expérimenter que ma mort n’est pas irréversible, qu’il peut m’arriver de mourir à moi-même pour renaître. La résurrection est donc une potentialité inhérente au statut de notre moi-chair : « Cet événement témoigne du mode de donation le plus originaire de la vie ».
C’est sans doute là l’aboutissement le plus extrême d’une démarche philosophique. Mais nous pouvons aussi sortir de son champ strict et nous poser une autre question : que nous enseigne donc ce Jésus qui traversa effectivement la mort et ressuscita une fois pour toutes ? Nous entrons alors dans le domaine du mystère. Où la philosophie se tait et la foi seule témoigne.
François Gachoud
Jacob Rogozinski : Le Moi et la Chair. Introduction à l’ego-analyse. Ed. du Cerf, coll. Passages, 358 pp.