VOLTAIRE ROUSSEAU: L’HISTOIRE D’UNE AMITIE IMPOSSIBLE
LE PREMIER ROMAN DE ROGER-POL DROIT
VOLTAIRE ROUSSEAU : L’HISTOIRE D’UNE AMITIE IMPOSSIBLE
On sait que Roger-Pol Droit est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages. Ce sont des essais où voisinent de savantes recherches, des enquêtes sur notre temps, des expériences philosophiques, des ouvrages pédagogiques, quelques pamphlets et nombre d’entretiens. On sait peut-être aussi qu’il est chroniqueur au Monde et aux Echos depuis des années. Mais nulle trace jusqu’ici de Roger-Pol Droit romancier. Or voilà qu’il nous offre son premier roman.
Est-ce là une manière de parfaire simplement l’étendue de ses capacités créatrices ? Bien plus que cela en vérité. Car le choix du sujet constitue à la fois un défi et une grande leçon de vie.
Défi d’explorer l’âme profonde et contrastée du 18ème siècle. Défi de la faire revivre sous nos yeux à travers l’histoire de la relation impossible entre deux géants qui l’incarnent mieux que personne : Voltaire et Rousseau. Mais d’abord et avant tout, ce roman est une puissante leçon de vie qui nous plonge au cœur des débats passionnants qui ont qualifié ce siècle. Certes, il y a eu L’Encyclopédie, une aventure sans pareille. Mais là, avec Voltaire et Rousseau, on se trouve en état d’immersion profonde. Nous devenons les témoins de la vie mouvementée des deux écrivains les plus représentatifs de toute une époque. Une époque qui allait, peu après leur disparition, accoucher d’une révolution qui changea le cours de l’histoire.
Voltaire et Rousseau ont tous deux composé une œuvre capitale et durable qui a précisément inspiré de près ou de plus loin ladite révolution. Quel(le)s étudiant(e)s n’ont pas disserté sur la pensée et les vertus stylistiques de ces deux génies ? Certes. Mais comment vivaient-ils ? Comment vivaient-ils leur aventure personnelle au quotidien et jusqu’au plus intime de leur vie secrète ? C’est ce que ce roman, passionnant de bout en bout et, disons-le sans égal, nous donne à voir. Ce qu’il nous donne à voir, c’est le vivant paradoxe de deux figures incontournables, mais incompatibles. Voltaire et Rousseau s’admirent, s’écrivent, se lisent, mais ils se détestent et passent leur temps à ériger entre eux le mur d’une inimitié totale. Tout les oppose. Et tout l’art de Roger-Pol Droit c’est d’être parvenu à peindre le tableau de ce fossé entre deux mondes qui, en même temps, accouchent communément de deux œuvres immenses qui ont marqué leur temps pour toujours. Comment donc ont-ils pu tisser une relation continue sans jamais se rencontrer, l’ironie du sort les ayant finalement et pour l’éternité mis en face l’un de l’autre au Panthéon à Paris. Voilà ce qui nous est donné à comprendre.
Nous voyageons beaucoup dans ce roman dont l’allure est menée au rythme d’une écriture alerte qui décrit avec minutie maints lieux habités par Voltaire et Rousseau : de Paris à Genève, de Potsdam à Londres, de châteaux en salons, des auberges aux chambres modestes. On y côtoie des femmes libres, influentes comme Madame de Warens, Emilie du Châtelet dont la noblesse se décline au diapason des aristocrates de l’époque ; mais aussi l’humble Thérèse de Levasseur, compagne de Rousseau, dont le portrait est un petit chef-d’œuvre de justesse et de poésie. Car notre auteur sait mieux que personne décrire l’univers des personnes et des choses quand il les situe dans leur contexte et leurs manières de vivre.
Ce qui est particulièrement remarquable dans ce roman, c’est le don d’observation de l’écrivain. Le lecteur comprendra très vite que, sous l’allure d’un style vif qui sait nous tenir en haleine tout au long des chapitres, se déploie un art de conférer la vie à tout ce qu’il peint. Pour parvenir en effet à une observation aussi aiguë des mœurs et des caractères, aussi précise concernant les lieux et les habitudes propres à la vie sociale, notre auteur se devait de travailler préalablement à des recherches, à une véritable enquête approfondie sur tous les matériaux nécessaires à l’élaboration de son roman. C’est alors seulement qu’il pouvait donner vie à ses personnages et dégager par là ce qui caractérise la scène vivante de toute une époque. Epoque sur fond de laquelle Voltaire et Rousseau émergent comme deux figures qui en ont révélé, chacun à l’opposé de l’autre, tout ce qui en fait le génie. En braquant le projecteur sur l’histoire mouvementée d’une amitié impossible entre Voltaire et Rousseau, Roger-Pol Droit ne pouvait pas manquer de donner corps à cette aventure hors du commun, pour le plus grand plaisir de ses lecteurs. N’aurions-nous pas tort de passer à côté d’une pareille occasion ?
François Gachoud
Roger-Pol Droit : Monsieur, je ne vous aime point, roman, Paris 2019, Ed. Albin Michel, 406 p.