Maurice Clavel DANS LE VENT DE L’ESPRIT
HOMMAGE : François Gachoud, qui a publié l’un des rares livres consacrés à Maurice Clavel (1920-1979), nous permet de reproduire la conférence qu’il a prononcée en 2014 au Collège des Bernardins. L’Académie catholique de France consacrait alors un colloque à ce philosophe franc-tireur, résistant pendant la guerre, converti au catholicisme, longtemps «journaliste transcendantal» à Combat et au Nouvel Observateur, dont on fête cette année le quarantième anniversaire de la mort.
Né en 1941, François Gachoud est un philosophe et écrivain suisse, qui a longtemps enseigné à Fribourg, à Lausanne ou à Bulle. Il a notamment publié Maurice Clavel, du glaive à la foi (éd. PUF, 1982) ; Par-delà l’athéisme (éd. Le Cerf, 2007) ; Sagesse de la montagne (éd. Saint-Augustin, 2007) ; La philosophie comme exercice du vertige (éd. Le Cerf, 2011).
Serions-nous au Collège des Bernardins, en ce jour qui nous réunit trente cinq ans après sa disparition, si l’esprit qui habitait Maurice Clavel n’était pas toujours vivant ? Clavel nous a laissé tant de visages : tour à tour résistant, gaulliste, dramaturge, romancier, professeur, journaliste – souvenons-nous du fameux «journaliste transcendantal» – dénomination qu’il préférait à celle de philosophe – et puis, bien sûr, le chrétien que sa foi inspira. Ouvert à tant de cris, passionné par tant de causes et plongé dans beaucoup de combats, il a suscité tant de questions. Eternel franc-tireur, mais intransigeant à force d’exigence pour lui-même et de vérité pour les autres, ce grand perturbateur qui dérangeait tout le monde et ne cédait sur rien, nous interpelle encore parce que ses choix, ses combats, il les a menés dans le vent de l’esprit. Cet esprit qui l’avait visité un jour de l’an 1964 et dont il décrit le foudroiement qui le brise dans une confession forte qui a motivé ses engagements et ses écrits : c’est dans son Ce que je crois qu’on descend aux racines de son âme passée au crible de l’épreuve qui l’a terrassée après cinq années d’errance. Il nous dit «comment pendant cinq ans je fus fou, idiot, suicidant, suicidaire, gibier d’hôpitaux et d’asiles ; comment mon être, ou ce que je croyais mon être, craqua et fut recréé». Recréé dans et par l’esprit qui l’a soudain retourné, délivré de ses angoisses, de cet effondrement psychique qui l’a fait vaciller jusqu’à désirer basculer dans le néant. Cette traversée éminemment subjective, il l’interpréta comme la mort de l’homme en lui. Mort de cet homme qui – c’est à souligner comme un profond paradoxe – confessait : «Je n’ai jamais pensé à Dieu durant tout ce temps-là, pas une seconde… j’ai même tout fait pour ne pas croire». Clavel n’a donc pas été en recherche de foi pour la trouver ou retrouver, mais saisi par l’irruption de l’esprit qui le transforma du dedans, par «un coup d’en-haut» comme il disait, il revint à la vie et fit jusqu’au tréfonds de sa chair l’expérience d’un souffle de résurrection qui ne le quitta plus.
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En fait, Clavel fut amené à faire, à partir de là, un parallèle entre cette mort de l’homme en lui et la fameuse mort de l’homme qui sera le fait, selon lui, de la culture philosophique occidentale des deux derniers siècles, sous l’égide des maîtres penseurs Marx, Nietzsche, Freud, Heidegger. Il la connaissait bien cette culture à laquelle il avait cru pouvoir demander, durant sa dérive personnelle, des raisons de justifier l’humain en l’homme, mais là, il ne les trouva pas. Ce fut ce que j’appelle son premier degré de réflexion. Il en est un second, plus important, qui va expliquer le retour de Clavel à la philosophie et cette fois dans une perspective résolument critique. Inspiré par l’élan de cette foi qui l’a transformé, il va entreprendre une nouvelle lecture des philosophies occidentales en les abordant sur deux plans : il va chercher d’abord à débusquer les a priori, selon lui contestables, des philosophies qui ont proclamé la mort de Dieu ; puis, à la lumière d’une analyse critique d’inspiration kantienne, il fera le procès des systèmes qui ont inscrit la mort de l’homme au centre de la culture occidentale. Ce sera là son second seuil de réflexion dont il exprime le but : «nous débarrasser de ce déferlement dogmatique».
En cela, il estima que le rôle de Kant fut capital parce qu’il fut le premier à édifier une philosophie critique, c.a.d. une philosophie qui démontrait les limites de la raison, raison désormais incapable de fonder la chose en soi, la métaphysique, conditionnée qu’elle est toujours par le monde des phénomènes empiriques inscrits dans l’espace et le temps. Dès lors, une phrase centrale de Kant, mise en évidence dans la seconde préface de la Critique de la raison pure, prit aux yeux de Clavel une portée considérable. Cette phrase, que Clavel inscrivit désormais au fronton de sa pensée, la voici : «J’ai limité le savoir pour faire place à la foi». Non que la foi fut en quoi que ce soit démontrable évidemment, mais elle devenait pour Clavel le lieu de la liberté du moment qu’elle pouvait nous délivrer des systèmes. Située au-delà de la raison, la foi ne lui devait rien. L’ultime démarche de la raison n’est-elle pas de «reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent», comme l’avait déjà dit Pascal ? «Nous ne pouvons connaître Dieu que par Dieu» répétait Clavel, c.a.d. par l’irruption de son esprit en nous, au plus intime de notre personne, et jamais manifestée par un quelconque système de pensée, un quelconque appareil humain, fût-il organisé, institutionnalisé. «Et je me mis à l’œuvre», écrit Clavel dans Ce que je crois. Et il ajoute : «M’avisant que la culture de ces deux derniers siècles, si confuse, n’était unie que par une sorte d’union sacrée contre Dieu, je résolus alors de reprendre l’effort critique pour éliminer les obstacles crypto-métaphysiques ou pseudo-scientifiques qui peuvent aujourd’hui nous décourager. Je commençais à écrire lorsque je m’aperçus que ce travail quelqu’un d’autre l’avait fait : Michel Foucault qui, en cent pages décisives et à mon avis immortelles des Mots et les choses, se charge de scier toutes les philosophies issues de l’avènement athée de l’homme.»
Dieu meurt, l’homme advient ?
Pour Foucault en effet, il existe un ordre a priori sur lequel nous avons fonctionné depuis le 18ème siècle. Or cet ordre n’est pas celui des a priori kantiens ; c’est un nouvel a priori, historique cette fois-ci, celui d’une humanité sans Dieu qui a proclamé sa mort pour assumer son destin par affirmation purement auto-créatrice d’elle-même, dans une perspective résolument prométhéenne. Dieu meurt, l’homme advient. Parce que Dieu meurt, l’homme peut enfin revendiquer et inaugurer son propre avènement. Mais surtout, selon Clavel, ce que Foucault nous explique, c’est que cette figure de l’homme, sans plus aucune référence transcendante, meurt à son tour après Dieu parce que, devenant empiriquement objet de son propre savoir, cet homme est en même temps sujet transcendantal qui doit définir sa nature. Mais cette dualité propre à ce que Foucault nomme «le doublet empirico-transcendantal» est sans issue car cet homme ne sait plus ni d’où il vient ni quelle est sa véritable finalité puisqu’elle se confond avec lui-même se cherchant. C’est ce fameux «doublet empirico-transcendantal» sans issue formulé par Foucault qui l’a conduit à constater la mort de l’homme : «L’homme n’a même plus assez de pensée pour être ni d’être pour se penser». Foucault souscrivit à cette maxime que Clavel avait forgée. Clavel ajoutant : «Cette mort de l’homme était pour moi la mort de l’homme sans Dieu». Cet homme-là, complètement vidé de l’esprit qui pouvait lui donner des raisons de vivre, s’épuisait finalement à hâter sa mort.
Il y a, au fondement de cette perspective, une réalité qui revêtait grande importance pour Clavel : celle de l’aliénation. Aliénation qu’il s’empressait d’appliquer aussi bien au marxisme totalitaire qu’à la société de consommation capitaliste. Mort de l’homme il ne pouvait y avoir en effet que si l’homme s’était mutilé lui-même pour devenir étranger à sa véritable nature, c.a.d. aliéné. Ce pouvoir de déshumaniser l’homme, de lui enlever sa liberté essentielle, d’où l’homme le tient-il ? Du côté de la société de consommation, il avançait ceci qui pourrait s’appliquer ô combien aujourd’hui : être libre, l’homme invente des techniques toujours plus performantes, mais celles-ci engendrent en fait des conditionnements aliénants parce que, insatiable, l’homme s’invente des besoins toujours nouveaux, si bien qu’il se trouve éternellement insatisfait, toujours en quête d’une liberté qui ne se réalise pas et qui est en réalité «absente», dit Clavel. Nous cherchons à chaque coup toujours autre chose, un autre monde, un autre horizon qui se dérobe devant nous par fuite en avant. La société de consommation croit pouvoir nous offrir une liberté sans bornes mais elle s’essouffle à nous décevoir. Au fond, selon Clavel, «nos choix sont indifférents. A qui ? à quoi ? A ce qu’il faut bien dire notre existence, qui ne se sent pas là». Pour Clavel, c’est l’âme même de l’homme qui se trouvre ainsi aliénée et il lâche cette formule lapidaire : «L’aliénation est d’une transcendance ou n’est pas.»
L’esprit libérateur des idéologies
Quant au marxisme – et là je n’ai pas le temps d’entrer dans les longues et profondes analyses qu’on trouve surtout dans Qui est aliéné ? – je me contenterai de rappeler qu’après Hegel, qui établit, au nom de son impitoyable dialectique, l’avènement du savoir total érigé en système jusqu’à déifier la raison en l’identifiant à l’esprit absolu, Marx, s’en inspirant pour le retourner comme on sait, programma la nécessité de transformer désormais le monde car on l’avait assez expliqué. Révolution donc, mais déploiement plus tard du communisme totalitaire qui engendra l’aliénation de toutes les libertés individuelles fondamentales et le Goulag, Goulag dont Soljenitsyne surtout, hautement salué par Clavel, témoigna héroïquement et décrivit les effets monstrueux comme inhérents à toute l’idéologie marxiste-léniniste et ce, dès le début. Cette puissante idéologie a échoué, mutilant l’homme en ses libertés d’être, d’agir, de penser, de croire, ainsi qu’en ses droits. Il était urgent pour Clavel de la retourner contre elle-même désormais en proclamant son écroulement nécessaire. C’est en cela que ceux qu’on a alors baptisé «nouveaux philosophes» ont emboîté le pas de Clavel avec des engagements et des livres comme Les Maîtres penseurs de Glucksmann, La barbarie à visage humain de BHL, L’Ange de Jambet et Lardreau. Clavel vit dans ce mouvement de révolte un signe manifeste du travail de l’esprit libérateur des idéologies.
S’il est certain pour Clavel, conforté par Foucault, que les idéologies de la mort de Dieu ont entraîné la mort de l’homme et si c’est la suppression de toute référence transcendante qui l’a provoquée, il n’y a pas d’autre alternative que de restaurer cette référence transcendante pour libérer l’homme des idéologies. Mais comment rendre crédible une transcendance évacuée depuis si longtemps ? Et surtout, comment la restaurer sans a priori c.a.d. au nom de la foi qu’on réintroduirait comme allant de soi ? Le recours à une philosophie critique parut donc indispensable à Clavel, car il fallait passer au crible les idéologies de la mort de Dieu et de l’homme pour en montrer les impasses. C’est sur ce point-là que Kant lui parut décisif. Kant avait bien vu que l’homme ne peut que balbutier devant l’absolu parce que sa raison, limitée à l’interprétation du monde empirique, est compètement dépassée. Mais, selon Clavel, Kant n’a pas été jusqu’au bout. Il a finalement récupéré la métaphysique dans les limites de la simple raison. Aussi faut-il certes retourner à Kant pour ancrer notre point de vue critique, mais aussi retourner contre Kant l’instrument qu’il a lui-même découvert et accomplir sa propre tâche inachevée. Vaste programme, et là il convient de se référer et de relire le magistral ouvrage posthume Critique de Kant où Clavel développe en détail et très profondément sa propre pensée critique. On peut, on doit dire que les écrits antérieurs à cette étude de 650 pages annoncent déjà cet aboutissement. Retenons surtout que tous ces livres portent la marque des intuitions et des combats que Clavel engagea en visionnaire constamment mû par le souffle de l’esprit qui l’inspirait. Citons en priorité Dieu est Dieu nom de Dieu, Deux siècles chez Lucifer, Nous l’avons tous tué…ou ce juif de Socrate, Qui est aliéné, Délivrance, sans oublier les articles si nombreux qu’il livra dans le Nouvel Observateur et qui, chaque semaine, répandaient ses analyses et jugements percutants sur les situations et enjeux de la société de l’heure. Tous ces articles ont été publiés après sa disparition chez Stock sous le titre La suite appartient à d’autres. Poursuivons.
Refoulement divin
L’idée centrale que Clavel développa alors pour édifier son discours critique lui fut inspiré par Kierkegaard et pour une part également par la psychanalyse : c’est l’idée de refoulement. Les philosophies de la mort de Dieu ont cru pouvoir balayer Dieu une fois pour toutes du champ humain, mais elles n’ont fait qu’attribuer à l’homme ce qu’elles projetaient en Dieu. C’est évident chez Feuerbach puis Marx. Elles ont donc cru nier Dieu. Mais en fait pour Clavel, elles nont fait que le refouler. Si refouler signifie au sens freudien repousser inconsciemment hors du champ de la conscience, dans le cas du refoulement divin il s’agissait d’évacuer culturellement et philosophiquement la représentation de l’absolu. Comment ? En l’obturant pour la méconnaître. Selon Clavel, il est facile de méconnaître Dieu parce que Dieu dépasse toujours la raison. Il est inconnaissable en sa nature même. A moins qu’il ne la révèle, il demeure inconnu. Alors, qu’est-ce qui explique ce refoulement du divin ? Sur ce point à vrai dire capital, Clavel s’inspire de Pascal. Pascal qui, dans une lettre à sa sœur à propos de la mort de leur père, pose cette question : «Pourquoi l’homme, être fini s’il se réduit à sa nature, a-t-il un amour naturel qui le porte à l’infini ?» Il répond ceci : «Avant la chute, l’homme avait deux amours : l’un, infini, se rapportant à Dieu infini. L’autre fini et se rapportant à lui-même. Il pouvait alors s’aimer sans mal. Mais l’homme n’a pu supporter tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se faire centre de lui-même. Et dans sa chute, il a évidemment perdu Dieu et son amour de Dieu, mais non son infinie capacité d’amour de Dieu qui, se trouvant sans objet, a alors reflué dans l’amour de soi-même, le portant comme naturellement à l’infini». Pour Clavel, c’est là l’explication du refoulement qui a porté l’homme occidental à la mort de Dieu. Il écrit : «Dans l’aventure prométhéenne de la mort de Dieu, l’homme s’est lui-même mutilé en homme fini.» Il a en fait perdu sa vraie nature faite pour l’infini-Dieu en déplaçant cet appel vers l’infini demeuré toujours au fond de lui, mais désormais reflué, refoulé dans sa finitude. Ce fut au fond une entreprise de déification de l’humain. Désormais les aspirations inscrites en lui pour se porter sur Dieu se sont reportées sur lui-même, ce qui arriva lors de l’avènement du pouvoir totalitaire marxiste léniniste. Cette idéologie évacua Dieu en s’attribuant ses dépouilles, mais ce système a fini par mutiler l’humanité en sa dignité, ses libertés fondamentales et ses droits.
A partir de là, la grande question pour Clavel fut celle-ci : comment reconnaître ce qui a été méconnu par refoulement ? Comment passer de la méconnaissance de Dieu à sa reconnaissance ? La difficulté majeure c’est que, lorsqu’il y a refoulement de ce qu’on méconnaît, il y a du même coup résistance à la reconnaissance de la part du refoulant. La réponse de Clavel revêt ici une pertinence rare parce qu’elle permet d’expliquer les positions qu’il a tenues en tous ses engagements. La voici formulée dans Dieu est Dieu nom de Dieu : «Nul ne cherche Dieu, Dieu seul nous recherche, au-delà, par-delà cette rupture ontologique qui est abyssale, qui pourrait faire, ou mieux, ouvrir la dimension de la transcendance divine. En tout cas, il y a, pour retourner à Dieu, pour notre salut, un abîme à retraverser. Le pouvons-nous par nous-mêmes ? Non, et c’est pourquoi Dieu qui nous aime, s’en charge.» Oui, mais cela implique deux réflexions conséquentes :
1. D’abord, dire que Dieu se révèle, c’est en fait dire que l’homme est révélé seulement quand il est libéré de ses résistances à la manifestation divine. Sur ce point, Clavel fut convaincu que l’amour seul peut libérer, celui du Dieu-Amour dont l’Evangile nous parle et dont la seule figure adéquate est celle du Christ. Clavel a écrit pour l’illustrer une des plus belles pages de son œuvre à mon sens (c’est dans Ce que je crois p. 270). Il évoque ce que signifie pour une femme frigide, complètement bloquée, refoulant en elle la révélation de l’amour, la possibilité d’être un jour révélée à elle-même. C’est possible seulement quand l’amour de celui qui aime cette femme parvient à vaincre ses résistances. Moment d’épreuve comparable à la lutte avec l’ange. La foi pour Clavel est l’oeuvre de l’irruption de l’esprit d’amour qui vient d’ailleurs et d’en-haut pour nous élever au-delà de nous-même vers lui. «La foi, écrit Clavel, ne prolonge pas notre être en l’accomplissant, mais le rétablit en le basculant». Parce qu’elle brise nos résistances à son irruption. Dans Critique de Kant, son grand livre posthume, Clavel va dans le même sens et développe d’autres implications que je n’ai pas le temps de développer ici. Il cherche notamment dans ce grand livre quel est le lieu de notre condition incarnée, c.a.d. l’acte originel par lequel il nous est donné d’apparaître comme corps, être au monde et langage. Etre au monde, c’est entrer dans la finitude à partir de l’être infini inconnu et méconnu. Pour Clavel, nous n’allons pas, contrairement à Heidegger, à la rencontre de l’être, mais à sa fuite. Notre naissance est conçue comme une rupture. Nous sommes dès ce moment décentrés de l’Etre, coupés de sa source et le refoulant : «Nous sommes nés en bordure d’abîme et nous ne pouvons nommer que cette bordure». Dieu seul peut nous libérer de notre auto-mutilation. Ainsi se confirme pour Clavel la thèse du Dieu refoulé.
2. Venons-en maintenant à cette seconde réflexion : selon Clavel, si Dieu est méconnu par refoulement, il ne peut pas être reconnu clairement, à cause de nos résistances. Il revient donc, quand il revient – car, ne l’oublions pas, le refoulé toujours revient – il revient «indéchiffré, sauvage, au travers de déchirures, de ruptures en de névrotiques ravages». Ces fractures sont culturelles et salutaires car l’heure est venue de briser le socle capitalo-communiste (il renvoyait les deux dos à dos). Clavel a vu, lu en Mai 68 le moment culturel de cette fracture collective. Il a vu en Mai le signe manifeste du retour du grand refoulé, Dieu, dont l’esprit travaillait les consciences révoltées, à leur insu même. Il y a vu une «convulsion salutaire», une manifestation informe, indéchiffrée encore de la transcendance au travail. Transcendance en creux bien sûr, mais réellement exprimée par le rejet des idéologies et l’éradication qu’il souhaitait, comme d’autres, définitive, du totalitarisme communiste.
Force insurrectionnelle
Ajoutons enfin ceci : libérer la manifestation de la transcendance refoulée – et donc libérer la liberté – c’est une œuvre toujours à reprendre. La subversion culturelle de Mai, celle des dissidents soviétiques de l’époque a été salutaire. Mais c’est à reprendre. C’est pourquoi, quelques années après Mai 68, Clavel, un fois retombés les enthousiames et les effets immédiats de cet événement culturel majeur, réunit chez lui à Vézelay une poignée d’amis pour faire le point avec eux. La question abordée était celle-ci : la liberté qui libère est-elle enfin advenue ? Mais libérer la liberté, qu’est-ce que cela veut dire ? Si elle advient, n’est-ce pas toujours par acte de subversion contre les systèmes, les aménagements des pouvoirs, pouvoirs qui ne supportent jamais leur remise en question ? Et c’est alors que se fit entre Clavel et ses amis un consensus autour de la figure de Socrate, premier subversif notoire qui, au nom de sa quête de sagesse, a révélé la nature profonde de l’homme, son âme, en le payant de sa vie. Clavel formula ainsi l’apport de Socrate, décidant de lui consacrer un livre : «Socrate a mystérieusement révélé à l’homme son âme, autrement dit la transcendance inconnue et irrévélée qui, avec son consentement, l’aurait créé». Mais on a tué Socrate. La Grèce n’a pas voulu de cette «auto-transcendance constituante» selon l’expression de Clavel. Elle a refoulé le message révélateur de Socrate, refusé de reconnaître que «c’est ce qui en nous passe infiniment l’homme qui fait l’homme» comme l’a dit Pascal. Question posée par Clavel : le pouvoir de l’homme sur l’homme n’agira-t-il pas toujours de même demain ? N’abolira-t-il pas systématiquement ses interrupteurs comme la Grèce a supprimé Socrate ? Clavel et ses amis étaient loin de pouvoir prévoir ce qui se passa après sa mort en avril 1979 : l’événement Solidarnosc, l’effondrement, par implosion, de l’Union soviétique avec la chute du mur de Berlin en 1989 et, plus proche de nous, l’éveil des révolutions arabes qui se débattent toujours et encore dans des convulsions douloureuses comme celle de l’impitoyable répression du peuple syrien et combien d’autres conflits – pensons à l’Ukraine – sans compter la menace terroriste qui demeure. Je ne puis m’empêcher de penser que Clavel, s’il avait pu être témoin de ces moments convulsifs de la marche de l’histoire, aurait poursuivi sa lutte, ses engagements, au nom de sa vision de l’homme à libérer de toutes les formes de tyrannies, pour libérer la liberté elle-même au nom l’esprit dont il n’a cessé de se réclamer de son vivant : l’esprit dont le souffle est puissant, l’esprit dont, pour Clavel, la figure du Christ a manifesté toute la force insurrectionnelle et résurrectionnelle en son message évangélique comme en ses actes, au nom du Dieu qui libère, parce qu’il a aimé les hommes jusqu’au bout et qu’il demeure présent à travers nous si nous suivons ses appels au lieu de le refouler.