VIGILANCE DE LA MÉMOIRE : AUSCHWITZ
Le 27 janvier dernier, nous avons fixé nos yeux sur la cérémonie du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz. Partout dans le monde, cet hommage aux victimes du nazisme a donné lieu à des témoignages poignants, à des commentaires d’une ampleur sans précédent. Il s’est trouvé pourtant, comme toujours en ces temps où l’on cultive la manie de tout remettre systématiquement en question, quelques esprits assez douteusement intentionnés pour s’exclamer qu’on en fait trop et, qu’après tout, le génocide juif ne fut pas pire que celui du Cambodge ou du Rwanda.
Commençons par rappeler qu’on n’en fera jamais assez pour dénoncer ce que l’être humain est capable de faire à d’autres humains en matière de barbarie. Et sur ce point, jamais aucun génocide, jamais aucune forme de terreur, de pogrom, de goulag, ne sera justifiable, pour quelque raison que ce soit, qu’il s’agisse de juifs, d’arméniens, de cambodgiens ou de rwandais. Pourquoi faut-il et faudra-t-il toujours le rappeler ? Parce que nous sommes tous à la merci d’une tentation de violence et de barbarie et que ce qui est fait à n’importe quel peuple touche tous les hommes dans leur nature d’homme. Les droits de l’homme sont universels ou ils ne sont pas.
Il est ensuite urgent de rappeler que l’humanité de l’homme est une valeur fragile et qu’il suffit d’un concours de circonstances historiques et politiques données pour la mettre d’un coup en péril, comme ce fut le cas en 1994 au Rwanda. Comme ce fut le cas bien sûr en Allemagne sous le régime nazi. Défendre concrètement les droits de l’homme impliquera toujours la vigilance. Mais cultiver cette vigilance pour chaque génération suppose une attention permanente au travail de mémoire. Raison pour laquelle la commémoration d’Auschwitz revêt toute son importance. Et je songe plus particulièrement à tous ces jeunes qui se sont rendus sur place en Pologne afin de ne pas oublier. Ils nous montrent ces jeunes-là que, loin de cultiver un spectacle morbide, nous devons tous apprendre, oui, apprendre à regarder l’horreur en face pour ne plus jamais oublier de quoi l’homme est capable.
Or, c’est précisément du point de vue de l’horreur que le génocide du peuple juif a quelque chose d’unique. Car jamais on n’a été aussi loin dans l’abomination ni dans la manière de la programmer. Simone Weil, rescapée des camps de la mort, a eu raison d’insister sur la différence radicale qu’il y a entre extermination et persécution. La Shoah fut la détermination d’anéantir le peuple juif du seul fait qu’il existait et parce qu’il existait. Et cet anéantissement physique se doublait d’une volonté d’anéantissement moral : il fallait que les juifs fussent humiliés et contribuent eux-mêmes à leur extermination. C’est en cela que ce génocide fut unique et dépassera pour toujours tout ce qu’on a pu imaginer de pire dans la production de l’horreur. Comme en ont témoigné Primo Lévi et Robert Antelme, survivants des camps. Il faut les lire pour découvrir l’innommable, pour comprendre ce que devient un homme quand il ne parvient même plus à penser qu’il est un homme.
Le travail de mémoire ne doit pas devenir un culte. Il ne s’agit pas de sacraliser la souffrance. Il s’agit du devoir que nous avons de prendre conscience qu’à l’instar du bacille de la peste qui sommeille pendant des années avant de se réveiller et de déferler soudain sur la cité des hommes, celui de la barbarie est toujours quelque part tapi dans l’ombre, prêt à germer n’importe où pour déclencher un jour la terreur et la haine. La vigilance seule, la vigilance résolue et lucide, donne au travail de mémoire le pouvoir moral de nous préserver du pire.
François Gachoud