LES PROMESSES D’UNE ŒUVRE : PAUL AUDI PHILOSOPHE
Avec deux essais d’une rare portée, Paul Audi s’affirme comme un philosophe sur lequel il faudra compter désormais.
Nous le savons : on ne naît pas philosophe, on le devient. Et on le devient lentement, patiemment, à force de penser, de creuser sans relâche. Aussi arrive-t-il, quand on se met à fréquenter les ouvrages d’un penseur qui s’affirme pas à pas, qu’on se dise à un moment donné : oui, c’est bien ça, il y a là une œuvre en gestation, elle a trouvé ses assises, jeté ses intuitions, confirmé la justesse de ses vues . Elle pourrait bien accoucher d’une nouvelle vision de l’existence, peut-être marquer un jour son temps. Tel est le sentiment du lecteur qui découvre l’œuvre de Paul Audi.
Connaissez-vous Paul Audi ? Voici un philosophe qui médite dans le silence. Retiré de l’enseignement, il consacre tout son temps à l’élaboration méthodique et patiente de sa pensée. Loin du tapage médiatique qui vante les mérites souvent superficiels et toujours éphémères de quelques « m’as-tu vu penser ? », il publie discrètement, depuis à peine dix ans, environ un livre par an. Et, à chaque fois, un livre original et plus puissamment structuré. En 2004, c’était Où je suis.Topique du corps et de l’esprit. Voici maintenant Créer. Deux essais donc, solides et abondamment développés. Et qui ouvriront à coup sûr des horizons nouveaux à quiconque désire entrer dans cette pensée en mouvement.
Une pensée en mouvement ! C’est sans doute là l’impression dominante qui jaillit de l’écriture de Paul Audi. Une écriture qui invite le lecteur à épouser le rythme d’une pensée en train de s’engendrer, qui met en place ses fondations, les justifie, sans jamais oublier de les passer au crible de sa critique, tout cela en vue de rendre son message plus évident, plus lumineux. Mieux : nous voici également libres de penser à notre tour sur les chemins qui nous sont ouverts. En un mot, la philosophie de Paul Audi est contagieuse. La preuve ? Ce souffle puissant qui l’anime et soutient de bout en bout l’élan de sa gestation.
De quoi s’agit-il au juste ? Essentiellement d’une philosophie qui se tient au carrefour des derniers grands choix métaphysiques depuis que Nietzsche, puis Heidegger, en ont bouleversé l’interprétation. Et qui tient un immense pari : celui de rebâtir les fondements de la pensée sur les pouvoirs créateurs et polyvalents de la vie plutôt que sur un système purement rationnel. Il faut remonter à Nietzsche, selon Paul Audi. Nietzsche dont le projet fut de renverser les fondations rationnelles de la pensée occidentale parce qu’elles conduisaient à mépriser les conditions charnelles et subjectives de la vie. Mais voilà. Cette perspective-là fut retournée par Heidegger. Pour lui, ce qui caractérise la métaphysique occidentale, ce n’est pas la célébration de la vie, mais « l’oubli de l’être » par excès de rationalisation. Heidegger donc entreprit de retrouver le véritable sens de l’être. C’est précisément ici que se situe le travail de fond de Paul Audi. A la suite de Michel Henry dont L’Essence de manifestation inspira ses propres analyses, il va s’attacher à montrer que loin d’occulter l’être, la vie, qui est processus immanent à ses manifestations, le révèle. Plus profondément, la vie est la condition originaire des manifestations de l’être, car elle lui donne de pouvoir apparaître à la perception humaine. Aussi longtemps que l’être n’apparaît pas, il n’est rien en effet. Mais quand il apparaît, cette manifestation de lui-même s’appelle la vie.
La raison fondamentale? Le fait à la fois simple et expérimental que l’épreuve de la vie est inséparable de sa manifestation : quand je vis, j’éprouve que je vis ; quand je souffre, j’éprouve que je souffre ; quand je pense, j’éprouve que je pense et suis à la recherche d’un sens. Aussi la question la plus révélatrice de notre approche de l’existence n’est pas tellement celle de l’oubli de l’être version Heidegger, mais la question du lieu de sa manifestation. Or ce lieu, c’est la vie. Parce que la vie est d’abord ce qui s’éprouve au fond de nous dans l’espace le plus intime de nous-même, dans l’expérience de l’immanence radicale de notre condition : celle-ci est charnelle. La vie est donc « auto-révélation » de l’existence de l’esprit dans un corps et, puisqu’elle s’éprouve toujours elle-même, « auto-affection ». Raison pour laquelle il faut revenir à Nietzsche.
Si nous devons à Paul Audi de réhabiliter les intuitions décisives de Nietzsche, il y a plus important encore : nous lui devons de refonder la perception originaire de l’existence sur les manifestations de la vie incarnée. Et, au cœur de ce processus, se trouve le noyau dur de sa pensée : la description phénoménologique de ces manifestations précède et excède à la fois l’approche métaphysique de l’être, parce qu’elle en est la condition de possibilité. Conséquence majeure : la métaphysique n’est pas supprimée, elle est fondée sur une phénoménologie de la vie.
La force manifeste de cette conception philosophique, c’est qu’elle tient le pari d’être toujours archi-concrète ( archi= en son origine fondatrice) puisqu’elle est inscrite au cœur même de notre condition charnelle ( le lieu de notre esprit, c’est la chair), mais aussi archi-intérieure puisqu’il n’y a rien de plus intime à soi-même que l’épreuve de sa propre vie. Cela signifie que la structure même du vivre est tension. Tension vers un accomplissement de soi qui entraîne le moi à se dépasser, à se surmonter en direction de son devenir, ce que Paul Audi appelle le « phénomène d’excédence » : « L’appétit de vivre excède la vie même ». On n’est pas propriétaire de sa vie, mais sans cesse excédé par elle.
A partir de là, l’oeuvre de l’auteur s’articule autour d’une double dimension. Il y a d’une part l’exploration de ce qu’on peut appeler le potentiel énergétique de la vie qui s’exprime dans l’art. L’homme est un être qui a le pouvoir de créer : esthétique donc. Mais d’autre part, il y a l’étude de notre condition éthique. Une condition éthique conçue de manière assez particulière. Audi la définit comme « un parti pris de considérer le point de séparation de l’éthique et de la morale à partir de la différence entre le pour-soi (dimension éthique) et le pour-autrui ( dimension morale) ». Si donc la morale se fonde sur le devoir universel et impératif de faire le bien au sens kantien, l’éthique répond à l’exigence personnelle de s’expliquer avec sa vie, de faire autrement dit un travail sur soi pour conduire notre être responsable en direction d’un mieux vivre. Et travailler à un mieux vivre, c’est élaborer un art de vivre, un style. « S’expliquer avec la vie, devant la vie, au nom de la vie, est la grande affaire de l’éthique. L’éthique se définit comme un travail dans lequel c’est moi-même qui suis la tâche. »
Le tour de force de la perspective Audi, c’est de montrer qu’il y a un lien indissociable entre éthique et esthétique. C’est complètement nouveau ! Et cela implique de préciser ce qu’il faut entendre par créer. Selon l’auteur, avant d’être musique, peinture ou poésie, la création procède en nous des possibilités originaires de la vie qui nous habite et donne à cette vie même le pouvoir prodigieux de se dépasser et d’ouvrir des champs infinis d’expressions nouvelles : « C’est l’excédence de la vie, la plénitude débordante, irréductible du vivre, que l’individu ne peut mettre à distance de soi, c’est cela qui fonde dans les profondeurs de l’être le règne de l’activité créatrice. » En d’autres termes, la création est événement, c’est-à-dire l’acte par lequel je libère des possibilités inédites du vivre. Les études que Paul Audi consacre longuement à Rousseau et Mallarmé, mais aussi à Baudelaire, Van Gogh, Kafka, Gary ou Beckett le révèlent de manière lumineuse.
S’il en est ainsi, si l’acte de création est inséparable de l’expression stylistique et artistique de la vie transfigurée par le génie qui la produit, et si, d’autre part, l’éthique est avant tout ce travail sur soi en vue du mieux vivre, on saisit la raison qui justifie de ne plus pouvoir séparer éthique et esthétique. L’apport majeur de l’œuvre de Paul Audi est sans doute là : la construction d’une conception esth/éthique de l’existence. Où je suis. Topique du corps et de l’esprit érige les fondements et articulations de base de cette philosophie. Créer explore les implications esth/éthiques de cette vision en l’appliquant aux métamorphoses essentielles de l’expressivité de la vie. La philosophie de Paul Audi tient à l’évidence de solides promesses et il ne sera pas étonnant qu’elle les confirme dans l’avenir.
François Gachoud
PAUL AUDI : OÙ JE SUIS.Topique du corps et de l’esprit. Ed. Encre marine, 360 p.
CREER. Ed. Encre marine, 425 p.
Signalons également le livre que Paul AUDI a consacré à L’Ivresse de l’art. Nietzsche et l’esthétique (Ed. Le Livre de Poche Biblio Essais). Cf. notre article dans La Liberté du 19.6.2004.