En réflexion...

LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE VUE DE CHINE

Deux ouvrages de François Jullien pour féconder mutuellement deux héritages culturels. Une entreprise fondatrice.

Longtemps l’Europe a été porté par l’Idéal. Ce fut pendant des siècles sa fécondité heureuse : le Vrai, le Bien, le Beau, le Juste ont fait référence et illuminé le ciel de la pensée. On le doit à Platon. Platon qui a bâti sa vision philosophique sur la distinction entre le sensible et l’intelligible, la matière et l’esprit, Platon pour qui l’opération spécifique de la pensée consiste à extraire, abstaire l’idée de l’expérience. Cet écart-là, cet accouchement de l’ « eidos » séparé de la matière est le seul moyen que nous ayons de comprendre les choses et nous-mêmes, entendons par là les scruter de l’intérieur : c’est par l’idée seule en effet que nous avons accès au sens, à l’ordre, aux causes qui régissent le monde que nous habitons. Une formule de physique, une équation mathématique, les lettres de l’alphabet tout simplement, sont des idées. Elles sont dégagées de l’expérience, puis elles s’y appliquent. Et quand il s’agit de valeurs comme le Bien, le Beau ou le Juste, elles apparaissent comme des normes, des références-modèles, des signifiants moraux et, comme on dit, des idéaux.

Selon F. Jullien, ce dispositif élaboré par Platon a non seulement façonné la manière de penser en Occident, mais il a conditionné le devenir de l’Europe dans tous les domaines, de la science à la technique, de la métaphysique à la morale et à l’esthétique. Il y a là une ligne de force qui a traversé les siècles, de l’Antiquité à la Renaissance, de Descartes à Kant jusqu’à l’intériorisation de la conscience du sujet humain dans l’âme romantique. La question posée par Jullien, sinologue réputé mais fin connaisseur de notre tradition, est celle-ci : le temps n’est-il pas venu de se demander si cette fécondité de l’idéal qui a marqué le destin de l’Europe est épuisée ? N’assistons-nous pas à une « transformation silencieuse » qui remet cet héritage en question ? Selon Jullien, l’Europe s’est mise à regarder du côté de l’Orient et de l’Asie, à s’ouvrir aux philosophies venues d’ailleurs, de l’Inde, de la Chine notamment. Elle s’aperçoit du même coup que son modèle n’est pas unique et que d’autres manières de philosopher ont émergé de ces civilisations. L’heure est donc venue de dresser le bilan de l’invention de l’idéal en le confrontant, sans le nier ou le déprécier, aux grands courants qui nous arrivent et nous fécondent à leur tour. Ainsi la Chine dont Jullien examine ici les apports majeurs.

Plus précisément, l’auteur opère un travail de déconstruction du socle qui, depuis les Grecs, a fondé notre mode de penser. Comment ? « En l’engageant sous un nouvel angle, à partir du dehors chinois ». En travaillant, selon ce critère, les écarts entre les pensées de l’Europe et de la Chine, Jullien pense qu’on comprendra mieux leur fécondité possible. D’où la nécessité « d’inquiéter » selon lui la philosophie qui est la nôtre par la pensée chinoise. On découvrira alors que la Chine rompt salutairement avec nos attendus. Et qu’à cette condition-là, nous nous découvrirons « autres », c’est-à-dire obligés à cette ouverture, mais aussi fécondés par ces différences.

Il se trouve effectivement que la pensée chinoise, notamment taoïste, n’a pas bâti ses fondements sur la séparation entre le matériel et le spirituel, le sensible et l’idéal. Pas de doute méthodique ni d’étonnement de l’être, pas d’évolution vers une réalité transcendante. La pensée chinoise n’a pas visé un savoir spéculatif ou théorique, ni un ordre instauré par abstraction. L’ensemble des phénomènes est plutôt perçu sur un mode immanent et conçu comme une interaction de facteurs indissociables selon l’alternance du yin et yang. L’intelligible, autrement dit, n’est pas coupé du visible, l’idéal n’est pas à séparer de l’énergie vitale. Aussi la sagesse ne consiste-t-elle pas à s’élever vers le Bien ou le Vrai considérés comme valeurs qui font référence, mais à évoluer dans ce monde-ci, avec la capacité d’englober tous les points de vues qui se fondent en fait dans un continuum où la diversité des composantes communiquent. Primauté donc au flux vital qui traverse toutes choses et non à l’ordre et aux causes qui régissent l’ensemble des phénomènes.

A ce changement radical de perspectives, il convient d’ajouter que, selon Confucius, Laozi, Xunzi et la tradition chinoise en général, s’engager dans la pensée, c’est avant tout s’insérer, entrer dans un sillage, épouser une tradition qui vient du fond des âges pour la prolonger. Penser, c’est au fond repasser en soi l’expérience acquise par cette tradition, c’est la reprendre pour la transmettre dans le respect des codes et des rites. On est loin de tous les paramètres qui ont défini les modes de penser et d’agir propres à l’Occident.

L’entreprise de François Jullien est remarquable à plus d’un titre. Elle ne permet pas seulement d’instaurer un dialogue entre l’Occident et la Chine, deux sources qui se déploient sans se confondre. Elle nous oblige à repenser ces deux mondes pour en dévoiler l’interpénétration possible loin de toute forme de tentative réductrice. L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe et La philosophie inquiétée par la pensée chinoise sont des ouvrages complémentaires. Ce dernier se présente comme une somme réunissant huit publications thématiques comparatives échelonnée de 1997 à 2005. Cet ensemble nous permet de mesurer l’immense chantier ouvert par le travail et l’engagement de François Jullien.

François Gachoud

François Jullien :

L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe. Ou Platon lu de Chine. Ed. Seuil, l’Ordre philosophique, 290 pp.

La philosophie inquiétée par la pensée chinoise, Ed. Seuil, Opus, 1427 pp.

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