QUAND DES PHILOSOPHES PARLENT D’AMOUR
Les deux auteurs partagent la même préoccupation : que devient le lien que postule le sentiment d’aimer dans une époque où l’engagement ne durerait que ce que dure l’envie ? Sommes-nous encore capables d’aimer contre l’usure du temps et au-delà du plaisir ? Si l’amour a gagné en liberté, a-t-il pour autant gagné en qualité et en durée ? A l’amour qui s’épuise, Thomas, le héros de L’insoutenable légèreté de l’être de Kundera, finit par répondre, alors qu’il ne croyait plus en l’amour, qu’il existe des êtres irremplaçables et que l’amour ne relève pas du principe de plaisir. Quant au surmâle de Jarry dont la jouissance phallique est le seul but, il échoue dans sa tentative de rejoindre l’être véritable de la femme désirée parce qu’on ne saurait assimiler l’amour réel de l’autre à l’objet de ses pulsions et de ses fantasmes. L’amour va au-delà.
Finkielkraut se dit convaincu que « toute déclaration d’amour est une déclaration d’éternité ». Il se réfère notamment à Kierkegaard pour lequel la tâche essentielle de l’amour est de conserver celui-ci dans le temps : « L’époux est celui qui garde l’être aimé dans l’étreinte fidèle de sa résolution ». L’amour qui renoncerait à la durée ne serait plus vraiment de l’amour. Notre époque peut-elle encore comprendre un tel message ? N’y a-t-il pas aujourd’hui une véritable épreuve de l’amour ? Ne sommes-nous pas à une croisée des chemins ? Aimer dans la durée n’est certes pas évident. David Képesh, le héros de Professeur de désir de Roth, tombe amoureux d’une femme délicieuse et estimable. Il sait qu’elle mérite d’être aimée. Mais le désir le quitte peu à peu. Il sait pourtant que la durée est essentielle à l’amour et il en souffre, finissant par trouver celle qu’il aime inaccessible.
Echappe-t-on à rencontrer l’obstacle quand on aime ? Difficile, quand on aime, de faire l’économie de l’épeuve. La princesse de Clèves de Madame de la Fayette en est l’illustration par excellence. Elle aime Mr. De Nemours d’un amour impossible et avec folle passion. Or, quand son mari meurt, alors qu’elle est devenue libre, elle renonce parce qu’elle se met à douter d’un amour qui pourrait ne pas durer. D’où cette question difficile à comprendre aujourd’hui : qu’advient-il de l’amour quand il ne rencontre plus d’obstacle ?
Dans Le Banquet de Platon, Aristophane explique qu’aimer consiste à rejoindre sa moitié complémentaire, sous-entendant par là que l’amour conduit à la fusion de deux êtres appelés à ne faire qu’un. Tant Audi que Finkielkaut nous montrent que c’est le contraire et que la valeur comme le prix de l’amour durable ne se trouvent pas dans l’intensité fusionnelle. Aimer, c’est faire l’expérience d’une altérité irréductible. L’épreuve authentique de l’amour, s’il veut durer, implique de reconnaître à l’être aimé son espace propre, celle de son caractère unique. Il ne faudrait jamais réduire l’autre à soi, à l’exigence impérative du désir de possession. C’est peut-être là l’obstacle majeur, mais c’est aussi ce moment où il s’agit de choisir entre l’amour et le plaisir, l’envie fugace et la durée, la fidélité et la quête des relations éphémères.
Notre époque qui cultive à outrance la course aux plaisirs vite consommés ne facilite pas la chose. Mais ce n’est pas une raison pour oublier de réinventer l’amour. Nul doute que les essais de Audi et Finkielkaut peuvent nous y aider.
Alain Finkielkraut : Et si l’amour durait. Ed. Stock, 162 pp.
Paul Audi : Le théorême du surmâle. Lacan selon Jarry. Ed. Verdier, 214 pp.
Deux penseurs viennent de publier sur le sujet : Alain Finkielkraut et Paul Audi. Deux essais qui se croisent et se complètent.