LANZA DEL VASTO PHILOSOPHE VISIONNAIRE
Après avoir exploré des milliers de pages inédites, Daniel Vigne nous livre la première synthèse complète de la philosophie de ce sage. Un monument à visiter.
Apôtre de la non-violence, fondateur de la communauté de l’Arche, écrivain et artiste, celui que son maître Gandhi avait appelé « serviteur de paix » fut une haute figure du xxè siècle par l’éclat de son rayonnement. Il fut aussi, avec cinquante ans d’avance, l’annonciateur de grandes causes de notre temps : défenseur de la nature, pacifiste engagé, il mit également au centre de ses préoccupations le dialogue interreligieux et la reconquête spirituelle de la vie communautaire. Son œuvre, qui compte une quarantaine d’ouvrages, touche aussi bien au domaine poétique et littéraire qu’au champ éthique et spirituel. Mais sait-on assez que Lanza del Vasto fut aussi et peut-être avant tout un philosophe ?
Nous devons à Daniel Vigne de nous faire découvrir une pensée dont l’étendue et la profondeur étaient inconnues jusqu’ici. Car l’œuvre philosophique de Lanza del Vasto est pour ainsi dire encore inédite : carnets intimes, thèses, manuscrits divers, correspondance, cahiers de notes, causeries et conférences dactylographiées forment un corpus de milliers de pages qui attendaient d’être étudiées. C’est chose faite après six ans d’exploration de ce vaste champ d’archives. L’auteur nous livre un premier volume qui s’annonce commme une véritable somme où se déploie une vision du monde extrêmement claire et synthétique des formes diversifiées du savoir humain. Un savoir enraciné dans la chair du concret qui fait de la sensibilité le lieu de l’ouverture à la création et à l’expression artistique. Un second volume paraîtra ensuite. Il sera consacré à la métaphysique de Lanza del Vasto, une métaphysique puissante et originale articulée autour de trois pôles : subjectif (le moi), objectif (l’être) et transcendant (la relation). Le concept de relation représente en fait la clé de voûte de cet édifice. Il permet d’ouvrir le message du penseur aux dimensions de l’infini. D’où le titre choisi par Daniel Vigne pour désigner le mouvement et le sens même de l’œuvre.
Lanza del Vasto philosophe est au fond très proche de Merleau-Ponty pour qui « la vraie philosophie est de réapprendre à voir le monde ». « Pourquoi nos sciences et nos philosophies sont–elles à ce point grises et mortes ? » s’interroge-t-il. Sa réponse : « Parce que nous sommes ingrats, parce que nous avons méconnu la donnée, la largeur, la profondeur, la hauteur de la révélation sensible ». La « donation » sensible est bien l’intuition fondatrice de la philosophie de Lanza del Vasto. Car sans elle, l’intelligence se dessèche et s’éloigne du lieu où elle doit s’incarner et qu’elle doit explorer : la vie. La vie qui va du mouvement premier de l’instinct aux plus hautes illuminations possibles de l’esprit.
Si l’on creuse plus avant, on découvre que cette conception de la sensibilité est par définition relationnelle. C’est elle qui met en rapport l’intériorité et l’extériorité, l’esprit et la réalité. Ni subjective, ni objective, elle dépasse d’emblée l’opposition sujet-objet. Comment ? En les mettant en relation. Le pensée de Lanza del Vasto fait donc de la sphère sensible une authentique faculté qui conduit à l’esprit. La pensée du sensible réconcilie en fait le corps et l’âme, l’intelligence et l’intuition. Elle s’ouvre par conséquent et tout naturellement sur l’art : « L’art est le prolongement de l’instinct dans l’esprit » affirme Lanza del Vasto. Quant à la beauté que tout art vise, de la musique à la peinture, de la danse à la poésie, on pourra en méditer cette cette inépuisable formule : « La beauté, c’est la joie de la forme dans la chair ».
Autre intuition fondatrice qui surgit, inédite, de ce premier volume : une vision de l’art d’aimer ouverte sur le féminin comme lieu par excellence du mystère. On y retrouve, plus incisif encore, le rôle primordial joué par la relation. La vraie relation doit être concrète, ce qui veut dire que toute relation concrète est finalement une relation d’amour. D’où ces analyses, parmi les plus originales, où Lanza del Vasto investit le champ des rapports du couple. Mais à aucun moment il ne cède à l’interprétation trop conceptuelle qui gommerait la part d’énigme que la femme représente. Parce qu’elle incarne une dimension non objectivable, parce qu’elle échappe aux catégories, parce qu’elle est signe d’une intériorité secrète et impénétrable, la femme est à la fois proche et inaccessible. Le verbe poétique seul peut en suggérer le charme, la beauté et le pouvoir d’attraction et de tendresse implicite : « Femme, ton corps de nuage et de pierre / Porte la vie et son arbre au-dedans / Et la nuit chante aux rameaux de tes veines ». L’amour donc au sommet de la vie ! L’amour qui monte, c’est l’eros, l’amour qui descend, c’est l’amour-source, celui que Dieu prodigue à l’homme et a pour nom charité.
On l’aura compris. Nous nous trouvons devant l’œuvre philosophique de Lanza del Vasto comme devant une cathédrale de pensée qui est à découvrir, à visiter en de vastes et multiples dimensions. Elle a ses piliers et ses voûtes, ses vitraux et ses éclats de lumière, ses contrastes et ses reliefs. Son espace tout entier est finalement ordonné à l’élévation de l’esprit. Le mérite de Daniel Vigne est de nous donner les clés nécessaires pour vivre cette passionnante aventure. Il vaut bien sûr la peine de la tenter.
François Gachoud
Daniel Vigne : La Relation infinie. La philosophie de Lanza del Vasto. I. Les arts et les sciences. Ed Cerf, 802 pp.