GABRIEL MARCEL PHILOSOPHE DE L’ESPERANCE
Et si nous relisions Gabriel Marcel ? L’essai de Pierre Colin nous invite à redécouvrir une figure inoubliable de l’existentialisme.
On ne parle plus guère de Gabriel Marcel. Pourtant l’auteur du Journal métaphysique, de Etre et Avoir et de nombreuses pièces de théâtre a laissé une œuvre importante qui s’inscrit dans le champ de l’existentialisme du 20ème siècle. Ce que Pierre Colin nous rappelle avec bonheur en nous proposant un essai bref, dense et toujours clair. Comme Heidegger et Sartre, pour ne citer qu’eux, Marcel nous apparaît d’abord comme l’héritier de Kierkegaard et il n’a cessé de refuser les discours systématiques et abstraits. Approcher le mystère de l’existence humaine en effet, c’est commencer par en affirmer le caractère strictement individuel, personnel et irréductible à toute forme de catégorie généralisable. A l’indubitable du « cogito » cartésien Marcel oppose « l’indubitable existentiel » qui précède toujours la pensée dans la mesure où celle-ci n’est jamais qu’une modalité de l’existence elle-même. L’existence est présence, fondamentalement présence à soi, aux autres et au monde. Elle est par définition incarnée, en relation étroite avec mon corps. Ce corps dans lequel je vis, ce corps que je suis parce que je fais cause commune avec lui sans pouvoir jamais m’en séparer, ce corps qui est le lieu de mon intimité, bien que je ne sois pas seulement mon corps. Au « corps-objet » qui ne serait qu’un instrument extérieur à moi, Marcel oppose le « corps-sujet » qui ne fait qu’un avec l’âme qui l’habite et l’esprit qui l’inspire.
Qu’est-ce qui est propre à ce corps-sujet ? C’est d’être toujours en situation concrète, en relation intersubjective. Ce qui éloigne la position de Marcel de tout solipsisme. La pensée de Sartre par exemple est solipsiste au sens où elle pose d’abord le sujet qui est « pour soi » dans un rapport solitaire au monde, indépendamment de la relation à autrui dont la manifestation sera justement de perturber ce rapport : autrui me « vole » mon monde parce que son regard veut me posséder et me réduire. Ma liberté se pose en lutte avec la sienne et, comme on sait, « l’enfer, c’est les autres » !
Pour Marcel au contraire, la position existentielle première n’est ni le « moi », ni le « toi », mais la relation commune qui nous met en situation. Comment ? Par un événement fondateur. Cet événement, c’est la rencontre. C’est par elle que le « moi » est mis en présence d’un « toi » pour les faire entrer en interaction réciproque. La rencontre en un mot, c’est la clé de l’ouverture à l’autre. Il suffit, pour s’en rendre compte, de faire la différence entre « lui » et « toi ». Dire « lui », c’est objectiver l’autre, le réduire au tiers, à la neutralité de la troisième personne. Dire « toi », c’est « invoquer » selon Marcel, c’est-à-dire me rendre disponible à son appel comme à la réponse qu’il va m’offrir. « Dire « toi », c’est appeler autrui à être avec moi, précise Marcel, mais c’est aussi reconnaître autrui comme la source de cet appel que je lui adresse. Sans que, dans cette réciprocité de l’appel et de la réponse, l’initiative première appartienne véritablement à l’un ou à l’autre. Appel et réponse ne sont possibles que dans la mesure où nous sommes déjà ensemble ». Ce « nous » est constitutif de toute rencontre authentique.
Nous devons à Gabriel Marcel d’avoir merveilleusement mis en lumière toute l’importance de la rencontre. Elle est certes toujours cet événement improbable qui met la vie de deux êtres en présence, mais par là-même surgit une unité dans laquelle ils sont « pris ». Ils sont comme appelés vers quelque chose qui les dépasse. Ce quelque chose, c’est l’espérance. L’espérance que cette rencontre révèle le « moi » et le « toi » l’un à l’autre. Ce qui n’est possible que dans la communion d’un « nous » qui prend nécessairement la forme de l’amour ou de l’amitié. Ce « nous » est promesse. Une promesse qui transcende toujours les êtres qui entrent ainsi en communion. Marcel propose cette formule très simple pour le dire : « J’espère en toi pour nous ».
A partir de là, Marcel esquisse une hypothèse riche de sens : celle d’une approche nouvelle de la question de Dieu. Et si Dieu était celui que nous pouvons invoquer comme un « Toi absolu », un « Toi » en qui je puis toujours espérer parce que la confiance que je mets en lui ne saurait être trahie ? Marcel a fort bien compris que nous voudrions tous, quand nous nous engageons dans une relation d’amour, pouvoir investir une confiance inconditionnelle en l’autre, en ce « toi » qui devient si essentiel à nous-mêmes. Cette visée inconditionnelle est profondément inscrite en nous. Aussi pouvons-nous dire, malgré le caractère faillible et vulnérable de tout amour humain : « Aimer un être, c’est lui dire : toi, tu ne mourras pas ! » Cette formule devenue célèbre n’est pas seulement un vœu, selon Marcel. Elle exprime notre indéfectible espérance : nous espérons toujours ce que nous ne pouvons pas nous donner à nous-mêmes. Aussi espérons-nous que celui ou celle que nous avons aimé durant notre vie demeure vivant par-delà sa mort et que nous serons ensemble pour l’éternité. Cette espérance-là est possible. Mais elle suppose que Dieu soit ce « Toi absolu » en qui nous pouvons mettre toute notre confiance. Il n’y a pas de preuve de cette espérance-là, mais il y a le mystère entier et indémontrable d’une présence absolue qui peut surgir au cœur de toute vie.
François Gachoud
Pierre Colin. Gabriel Marcel philosophe de l’espérance. Ed. Cerf, coll. La nuit surveillée, 126 pp.