LE CONSENTEMENT MEURTRIER : UN REFOULEMENT COUPABLE ?
Selon Marc Crépon, les racines de la violence sont aussi en nous. Un essai qui en appelle à une prise de conscience.
Nous le savons bien. D’un côté, nous acquiesçons à cette conviction de principe selon laquelle la solidarité humaine ne devrait pas souffrir d’exception face à la guerre, aux atrocités, aux violences, aux injustices qui bafouent la dignité et les droits de chacun. Mais d’un autre côté, nous assumons assez bien la persistance des misères endémiques, des famines, de l’exploitation des enfants, de la traite des femmes, du commerce des armes, sans compter les crimes commandités, les massacres des populations civiles et tant de formes de violations des droits humains. « On n’y peut rien ! » ; « C’est comme ça ! » ; « Le monde est ainsi fait ! » répétons-nous. Au fond, nous nous résignons. Nous nous réfugions dans le sentiment d’impuissance qui sert d’excuse ou d’alibi pour ne pas voir qu’à l’ombre de ces violences se cache le risque d’un véritable consentement : nous sommes d’accord pour proclamer que toutes les vies humaines ont la même valeur, mais nous consentons finalement au fait que ceux qui meurent et souffrent ailleurs, au loin, ne pèsent pas d’un même poids, d’un même prix, que ceux qui souffrent et meurent chez nous. Cet accommodement avec la violence et le meurtre se trouve au cœur du dernier livre de Marc Crépon. Un livre à thèse certes, mais un livre fort parce qu’il met le doigt sur les détours sournois ou lâches que nous nous ménageons pour nous dérober à notre responsabilité.
Au point de départ de la réflexion de l’auteur, il y a plus qu’une simple conviction. Il y a un état de fait qui fonde aussi un état de droit : nous sommes tous vulnérables et mortels, ce qui postule le devoir de notre attention et du secours qu’exige sans exception cette vulnérabilité et cette mortalité commune. Or, cette attention à autrui, cette solidarité à la condition de tous est loin d’être respectée. Pire : il n’est pas d’actes de violence que, partout dans le monde, des êtres humains ne soient prêts à commettre, pas de vies qu’ils ne soient disposés à sacrifier au nom de ce qu’ils estiment être « juste », au nom de ce que leur « liberté » réclame, au nom des principes qu’ils tiennent pour « vrais », alors qu’ils infligent à cette humanité une « honte » sans nom. Les plus terribles des pogroms, des génocides, des massacres de populations civiles et de crimes contre l’humanité ont toujours été justifiés au nom d’idéologies qui se réclamaient de ces principes jugés sacrés. Raison pour laquelle s’impose, selon Crépon, le devoir d’une réflexion qui va aux racines des procédés qui favorisent le consentement meurtrier. Il suffit de prendre pour exemple l’assentiment massif du peuple allemand au régime nazi et aux persécutions juives qui en furent issues, ou le consentement généralisé à la collaboration et à la délation que des régimes communistes ou fascistes ont imposé à grande échelle à leurs peuples pour se convaincre de l’ampleur de ces réalités.
Le mérite de Marc Crépon est d’en appeler à cette vigilance critique car elle concerne également nos démocraties. Crépon en explore les pièges possibles, il creuse jusqu’aux racines des mécanismes cachés. Sa réflexion s’articule autour de quatre axes situés au carrefour des rapports que nous entretenons avec la justice, la vie, la liberté et notre commune appartenance solidaire au monde. Pour chacun de ces critères qui fait valeur fondatrice, Crépon a convoqué des penseurs, mais aussi des auteurs littéraires. Ceux-ci on l’avantage de nous faire vivre les événements et d’en porter témoignage. Ainsi Camus, Zweig, Grossmann, Kraus, Sonntag, Anders ou encore l’écrivain japonais Kenzaburô Oé, lequel nous donne à voir de manière bouleversante les destructions atroces de vies humaines causées par les bombes atomiques lancées sur Hiroshima et Nagasaki, tragique emblème du consentement meurtrier que les alliés ont justifié au titre de sacrifice nécessaire, comme si les victimes civiles innocentes devaient payer à elles seules le prix de cette amère victoire.
Le consentement meurtrier fait partie de ces rares ouvrages qui lèvent un voile salutaire sur ce que nous ne voulons pas reconnaître et que nous refoulons parce que notre sens moral, notre solidarité font défaut et que notre indifférence ou nos alibis nous rendent silencieusement complices de violences que nous condamnons par principe mais laissons faire par manque d’engagement et de courage. Si la lecture de ce livre peut au moins nous rendre plus conscients, plus résolus et aussi sensibiliser des hommes de pouvoirs, ce sera un pas gagné.
François Gachoud
Marc Crépon : Le consentement meurtrier. Ed. Cerf, Coll.Passages, 274 pp.
CREPON-LI-07.7.2012