VOYAGER DANS LES PHILOSOPHIES DU MONDE, C’EST PENSER AUTREMENT
C’est voyager dans la tête des philosophes d’ailleurs pour apprendre à découvrir de nouveaux horizons
Roger-Pol Droit est un pionnier. En publiant en 1989 son premier livre L’oubli de l’inde. Une amnésie philosophique (PUF 1989, Points 2004), il proposait déjà fermement que la philosophie est un monde ouvert à toutes les cultures, loin d’un préjugé qui se répandit au 19ème et 20ème siècle et selon lequel la véritable philosophie était celle des Grecs. Cet héllénocentrisme n’est pas justifié. Plus tard, en 2009, il dirigea deux gros volumes de choix de textes consacrés aux Philosophie d’ailleurs (Ed. Hermann) pour montrer qu’il y a, à côté des penseurs occidentaux, des philosophies indiennes, chinoises, tibétaines, hébraïques, arabes, persanes. Il estimait nécessaire de faire sauter le verrou exclusif grec au profit de ces pensées spécifiques riches de tant d’originalité comme de profondeur.
Voilà qu’aujourd’hui pour la première fois en France la liste des auteurs officiels pouvant figurer au baccalauréat comporte Zhouang Zi, père du taoïsme, l’indien Nagarjuna maître de la Voie du Milieu en dialectique bouddhiste, le persan Avicenne, penseur de l’Islam des Lumières et le maître du Talmud, Maïmonide. Raison pour laquelle, saluant cette innovation, R.P.Droit publie un ouvrage d’une rare pédagogie pour nous introduire à l’esprit, aux visions de ces penseurs : Un voyage dans les philosophies du monde (Ed. Albin Michel).
Dans quel but ? Si la philosophie est tout d’abord l’exercice de la raison qui fait retour sur elle-même pour scruter, définir, préciser, expliquer quel est son travail propre en faisant l’épreuve d’elle-même en marche vers une quête de vérités fondatrices, alors cet exercice ne saurait avoir de frontières closes. « La texture de l’esprit humain, écrit R.P.Droit, la nature de la justice, le sens de la mort ou celui de l’exercice du pouvoir, ou la définition de la conduite du sage et celle du comportement le meilleur ou encore les limites de notre connaissance…voilà qui constitue la trame des philosophies sous toutes les latitudes ».
Pourquoi un voyage ? Parce que si nos corps ont beaucoup voyagé, nos esprits souvent bien peu. Nous ignorons que nous devons à de longues lignées de philosophes nos catégories et règles d’analyse, nos concepts et notions clés. Ce sont là nos cartes mentales bien plus importantes que nos cartes géographiques.
Il nous faut donc découvrir les paysages d’idées inconnues et comprendre que l’essentiel est là : « Voyager, c’est d’abord penser autrement ».
Il faut même aller plus loin en précisant que l’exercice de la raison côtoie parfois des mythes, des sagesses qui privilégient l’intuition et l’expérience vécue plus que les seuls raisonnements ; que le même mouvement se mêle aussi aux religions pénétrées de vérités qui indiquent un dépassement de la raison pure. « Si, écrit encore R.P. Droit, la réflexion philosophique était invalidée par son inclusion dans un dogme religieux (comme la création ou l’incarnation), ce sont les Pères de l’Eglise, tous les auteurs médiévaux qu’il nous faudrait exclure de nos panthéons. On évacuerait les œuvres complètes de St. Augustin, de St. Thomas d’Aquin et de cent autres… Si logique et mystique étaient radicalement incompatibles, il faudrait encore rayer de la carte des philosophies Nicolas de Cues, Maître Eckhart, Blaise Pascal et quantité d’autres. »
Voilà pourquoi le livre de Roger-Pol Droit est comme un carnet de voyage destiné à présenter des axes de pensée, des auteurs de première envergure pour tenter de formuler ce qui se tient derrière les doctrines, « la toile de fond spécifique à chaque aire linguistique et spirituelle ». En bref, il s’agit de « voyager principalement dans les têtes des philosophes plutôt que dans le détail de leurs œuvres, de leurs doctrines…Je propose une boussole, pas une encyclopédie ».
Roger Pol Droit a eu l’heureuse idée de proposer au terme du parcours « quatre conseils pour la route ». Conseils qui traduisent toute la sagesse qui préside à l’élaboration de ce remarquable ensemble :
– le principe de dignité : « Faites toujours confiance aux penseurs que vous abordez ; laisser de côté le mépris, la morgue des partis pris ».
– le principe de curiosité : découvrir ces nouveaux paysages est vraiment désirable. « Allez voir derrière les apparences. Faites de la philosophie hors pistes ! »
– le principe d’accessibilité : personne ne doit se voir dissuadé d’explorer une contrée philosophique.
– « Evitez enfin le double piège de l’Autre et du Même. Car les philosophies ne sont ni tout à fait autres, ni tout à fait les mêmes. Ainsi voyage la pensée ».
Si donc vous prenez ainsi la route avec Roger-Pol Droit, vous risquez tout au plus de belles découvertes, de fortes expériences intérieures. Et surtout le bonheur de voyager libre.
François Gachoud, philosophe