LA PENSEE CHINOISE AU CARREFOUR DES CULTURES
Entrer dans une pensée, c’est trouver la clé qui nous en donne l’accès. Comment franchir ce seuil ? C’est à l’examen de cette question inaugurale que François Jullien se consacre depuis longtemps. En publiant deux essais dont les thèmes se complètent et se croisent, il livre le sésame de son œuvre. Si Entrer dans une pensée défriche les voies du commencement, Cinq concepts proposés à la psychanalyse décrivent de manière surprenante et originale les parentés et les écarts entre la manière occidentale de fonctionner et celle qui caractérise la pensée chinoise.
Au point de départ de toute vision civilisatrice, il y a des textes fondateurs. Jullien s’attache à en explorer les seuils, seuils qui révèlent des univers mentaux bien différents. Ainsi, ce qui se trouve au seuil de l’entrée dans la pensée hébraïque qui a conditionné les trois monothéismes, c’est l’idée d’un commencement absolu : au commencement il y a Dieu et Dieu crée. Il crée l’univers ex nihilo en le faisant surgir de rien, sur fond de néant. Il lui donne d’être et d’évoluer lui-même par pure gratuité. L’univers et l’homme sont bons parce qu’ils sont le fruit de ce don.
Au seuil de la pensée grecque, la question primordiale est autre. La quête des origines est saisie à la fois comme une question et un défi. Ce qui suppose, non une création, mais l’effort problématique de remonter à un fondement, fondement conçu comme éternel, celui de l’Etre immuable qui existe depuis toujours, mais dont la manifestation en ce monde se traduit par le Devenir d’incessants changements. Comment donc concilier l’Etre et le Devenir ? Depuis Hésiode jusqu’à Aristote surtout, c’est l’axe central de la pensée grecque.
Qu’en est-il donc de la pensée chinoise ? Comment se dessine sa conception du commencement ? C’est vers le Yijin ou Yi-King , soit le Classique du changement qu’il faut se tourner. L’origine n’y est décrite ni comme une création, ni comme un problème. Au commencement, il y a le processus. De quoi ? Des transformations de toutes choses, ce qui nous situe du côté du changement. Ce processus est perçu comme continu, il se poursuit de lui-même sans qu’il soit nécessaire de se référer au Dieu créateur ou à l’Etre éternel. Ici point de mythe et la théologie tend vers zéro. Le livre fondateur se constitue à partir d’un tracé symbolisant deux principes à la fois opposés et complémentaires : le yang et le yin. Si le yang, dont la figure est le ciel, désigne l’énergie initiatrice active et le yin la capacité réceptrice de cette énergie, les combinaisons interactives entre les deux principes sont toujours en travail de possibles. La pensée chinoise postule certes l’exigence de cet Inconditionné permanent et absolu qu’elle nomme « ciel », mais celui-ci n’est jamais dissocié du monde dont il est le tao, c’est-à-dire la voie. Ce qui compte avant tout par conséquent, c’est la voie elle-même, le chemin à concevoir comme un processus de transformations sans fin.
Ce qui est déterminant ? Ces transformations sont silencieuses. Nous touchons là le cœur de la sensibilité chinoise. Une transformation silencieuse est une transformation qui se passe sans bruit, qui opère effectivement son travail, mais elle ne se laisse pas repérer. A la fois continue et globale, elle passe inaperçue parce qu’elle ne se démarque pas. Ainsi en est-il dans la nature : on n’entend ni ne voit les rivières creuser leur lit, pas plus qu’on n’assiste en direct à une érosion, à la fonte des glaciers ou au réchauffement climatique. Au plan humain, on ne voit pas ses enfants grandir. On ne se perçoit pas en train de vieillir. Les amants qui se disputent un jour à grands cris n’ont pas vu la lente fissure de leur relation se transformer silencieusement en faille, en brèche, et finalement en fossé annonçant la rupture. Un « rien », un « quelque chose » de sous-jacent, de souterrain, s’est produit qui a fait silencieusement son chemin au cœur d’un processus continu et bien réel, mais invisible. Telle est l’originalité énigmatique de la pensée chinoise : ce qui importe alors, c’est l’apprentissage patient d’une maturation progressive.
Il est inutile et infructueux, selon Jullien, de vouloir opposer et penser en termes d’exclusion les visions fondatrices de cultures différentes. Elles ont chacune leur sens propre et leurs richesses respectives. On peut penser à la manière grecque sans rejeter la vision biblique d’un absolu unique et créateur tout en s’ouvrant à la pensée chinoise. Si étrange ou étrangère que celle-ci puisse paraître, elle recèle des trésors de compréhension et de sagesse à découvrir. De même, pour un chinois, les pensées hébraïque et grecque peuvent ouvrir l’intelligence à des dimensions susceptibles de révélations profondes. Ce qui nous incite à accueillir et recueillir les voies tracées par François Jullien.
François Gachoud
François Jullien :
– Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit. Ed. Gallimard, Coll. Bibliothèque des Idées, 190 pp.
– Cinq concepts proposés à la psychanalyse. Chantiers, 3. Ed. Grasset, 185 pp.
CHINE-LI-27-10.12pdfDeux essais du sinologue François Jullien pour une exploration initiatique.