En réflexion...

NE CONTRÔLONS PAS LA VIE !

NE CONTRÔLONS PAS LA VIE !

 

Professeur à l’Université de Iéna en Allemagne, le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa vient de publier un livre sur un phénomène qui éclaire notre vie personnelle et sociale sous un œil inédit. Son titre : Rendre le monde indisponible Ed. La Découverte.

Au seuil comme au cœur de l’ouvrage, une idée paradoxale issue de l‘observation d’un phénomène répandu : nous faisons notre possible pour que toutes choses deviennent disponibles à l’instar des instruments pratiques qui sont à notre service, de la voiture au frigo en passant par l’aspirateur, le lave-vaisselle, la TV, l’indispensable smartphone et tous les objets connectés qui accaparent des moments entiers de nos journées. Mais plus nous rendons prévisibles et contrôlables ces objets, plus ils perdent de leur attrait ! Les enfants par exemple reçoivent divers cadeaux à Noël – ils en sont même parfois submergés – mais à peine ont-ils découvert des jouets souvent sophistiqués qu’ils s’en lassent très vite et les abandonnent. Leur intérêt disparaît et ce qui les rendait heureux un moment leur devient indifférent.

Ce paradoxe conduit Hartmut Rosa à conclure qu’au fond nous n’aimons vraiment que ce qui échappe à notre volonté de contrôle total de notre environnement, à toutes choses qui abritent le contraire de la disponibilité, autrement dit « l’indisponibilité ». C’est ce qui est imprévisible et indisponible qui suscite en clair un noble intérêt : les personnes et les situations liées à notre relation aux autres. C’est avec les personnes que nous entrons vraiment en résonnance et pas avec le monde que nous contrôlons. C’est là en effet ce qui me paraît capital : nous ne contrôlons pas la vie, plus précisément la vie des autres en relation avec la mienne ! Les autres ne nous appartiennent pas et ils doivent échapper à notre contrôle sans quoi nous les traitons comme de simples objets disponibles.

Hartmut Rosa déduit de ce constat que notre modernité fait fausse route. Pourquoi ? Parce qu’elle ne cesse d’élargir l’horizon de ce qui est disponible et contrôlable, surtout dans le domaine de la technique, elle-même inspirée des progrès des sciences. Un exemple évident et parlant : en Chine, les citoyens sont surveillés partout et en tout temps par des caméras vigilantes, permettant ainsi un contrôle permanent des personnes. Cette intrusion dans la vie privée de chacun produit à l’évidence une grave dérive. Voilà les personnes humaines réduites à des objets disponibles au nom de la marche mécanique d’une sécurité abusive ! Les droits de ces personnes impliquent pourtant l’indisponibilité vis-à-vis d’un pouvoir politique totalitaire. Mais elles sont sacrifiées sur l’autel du contrôle de leur vie. Le paradoxe actuel veut par ailleurs qu’avec le coronavirus déclenché en Chine et répandu sur la planète entière, le virus potentiellement mortel n’est pas sous contrôle. Il devrait pourtant l’être puisqu’il met en danger la vie des personnes infectées. Là où le contrôle est nécessaire, il ne l’est pas et là où il est à bannir, il est omniprésent !

Le problème évoqué par Hartmut Rosa est particulièrement sensible si l’on songe à la situation actuelle. Nous vivons dans un monde hyperconnecté et dans ce monde-là nous avons accès à toujours plus de biens et de personnes via internet. Ces connexions sont-elles « résonnantes », se demande Rosa ? Si résonnance signifie connexion lorsque nous entrons par exemple en contact avec un guichet automatique de notre banque, nous voyons bien que le terme résonnance est impropre. De même, lorsque, naviguant sur les réseaux sociaux, nous tombons sur la diffusion de propos désobligeants voire insultants pour autrui, nous réalisons que la résonnance est en l’occurrence malsaine. Le terme « résonnance » doit être réservé, selon Rosa, à un mode de connexion qui implique toujours une expérience de vie qui échappe à tout contrôle, donc à toute relation utilitaire. C’est bien entendu le cas de notre relation à des personnes. Nous n’entrons en résonnance qu’avec des personnes. C’est un mode de connexion qui nous implique nous-même et personnellement quand nous leur parlons, quand nous sommes touchés, sensibles, attirés, interpellés, respectueux et valorisés à leur contact. Toutes les autres formes de connexions qui relèvent du seul intérêt et de l’utilitaire visent la sphère du contrôlable. Elles sont à exclure du champ de la relation interpersonnelle.

Conclusion : nous sommes appelés à beaucoup de vigilance désormais. Car nous vivons dans un univers de plus en plus connecté et nous risquons bien de tomber dans le piège de la confusion. Dans le monde de la santé comme de l’éducation par exemple, les professionnels sont toujours plus connectés au monde numérique et tout passe par là. Si bien que l’on passe plus de temps à se pencher sur des suivis informatiques, des mesures, des tests, des évaluations que sur la relation réelle avec les personnes, qu’elles soient des malades ou des élèves. Et comme le rythme de vie et du travail devient toujours plus rapide, le temps consacré à la relation aux personnes devient plus restreint. Nous ne remplacerons jamais l’importance de notre sphère relationnelle à autrui par le développement toujours plus abondant et contrôlant des machines numériques, si performantes soient-elles. Ne contrôlons pas la vie ! Le jour où des puces électroniques contrôleront toutes les composantes de nos organes et de nos cerveaux, l’heure du déclin irréversible de notre humanité aura sonné !

 

François Gachoud

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