Michel Serres, PHILOSOPHE JOYEUX
Michel Serres nous a quittés. Mais il restera ce penseur de la joie auquel s’applique avec bonheur la phrase de l’Ethique de Spinoza citée en exergue de son ouvrage Pantopie, publié en 2014 : « La joie est la passion par laquelle l’Esprit passe à une plus grande perfection ». L’ensemble de son œuvre témoigne en effet de la passion d’un homme qui a été habité par l’Esprit qui l’inspire de bout en bout pour le conduire à une plus grande perfection.
Jules Vernes a inventé dans Le tour du monde en 80 joursle personnage imaginaire de Pantope qui incarne selon Serres le portrait robot du philosophe. Un philosophe doit parcourir tout le savoir. Il est l’inverse du spécialiste qui spécifie un domaine de pensée en le séparant des autres savoirs. Il est partout chez lui : « Le philosophe est donc, pour moi, l’inverse d’un spécialiste : il n’a pas de spécialité, mais est partout chez lui. J’ai été mathématicien et marin au début de ma vie, et j’ai très tôt eu envie de raconter ce que j’appelle le Grand Récit, qui remonte aux origines, au big bang, à l’arrivée du vivant, de l’homme. Pour le raconter, il faut mêler les sciences, se faire astrophysicien, cosmologue, biologiste, darwinien. Cette vision pantopique de la philosophie était une réponse à mes collègues qui, à l’heure postmoderne, annonçaient, eux, la fin des grands récits ».
En 1969, lorsque Michel Serres publie le premier tome de son Hermès, il livre son intuition fondatrice : nous ne vivons plus dans le monde industrieux de Prométhée, mais dans celui d’Hermès, le dieu de la communication. Ce qui signifie un changement d’optique radical. Ce qui importe désormais, c’est la relation entre les savoirs, c’est-à-dire les rapports sous-jacents qui circulent entre eux. Il s’agit bien de circuler entre les savoirs, mais plus encore de penser la circulation elle-même. Le monde de l’information nous le révèle. Aujourd’hui l’informatique est partout et nous sommes connectés en permanence à l’image de Petite Poucetteque Serres publie avec enthousiasme pour saluer que la communication devenue universelle est entre nos mains et partout. La question est alors de savoir qu’en faire : que faire de cet outil incontournable ? Si nous sommes devenus, comme dit Descartes « maîtres et possesseurs de la nature », jusqu’à quel point en sommes-nous responsables ? Question cruciale entre toutes : maîtrisons-nous la maîtrise ? Maîtrise de nos savoirs comme de celle de nos pouvoirs sur la planète dont nous épuisons nos ressources ?
Lorsqu’il publie en 1990 Le Contrat naturel, Michel Serres étonne : comment justifier que la nature soit sujet de droit ? « Autant la nature donne à l’homme, autant celui-ci doit rendre à celle-là, devenue sujet de droit » proclame-t-il. Michel Serres anticipa en fait avant tout le monde ce qui est devenu évident et urgent aujourd’hui : nous ne rendons plus à la terre ce qu’elle nous offre. Nous arrachons ses fruits. Nous épuisons cela même qui nous nourrit. Nous courons donc à notre perte si nous ne respectons pas le contrat naturel. La crise climatique que nous vivons est bien devenue réalité. C’est une question de survie. Les jeunes l’ont bien compris, exigeant l’état d’urgence. Allons-nous les écouter et passer à l’acte comme le film Demainet tant d’écolosnous y invitent ? Michel Serres n’est plus, mais son appel prophétique doit être entendu. Lui qui, à propos de notre liberté écrivait dans l’lncandescent : «La liberté humaine produit en chacun la capacité de construire avec autrui des liaisons plus singulières encore que les individus qu’elle lient ». Comprendrons-nous la portée de ce profond appel ?
François Gachoud