L’EPOQUE POST-MODERNE EST-ELLE DESENCHANTEE ?
Selon Fabio Merlini, c’est le culte de la performance pure qui caractérise la société mondialisée. Et c’est la vie elle-même qui s’en trouve désorientée.
Jamais, dans le cours de l’histoire, nous n’avons connu pareil développement des instruments mis à notre disposition pour communiquer, développer, accroître, renforcer, améliorer sans cesse les moyens de production. Nous assistons pour la première fois sans doute à un vaste programme de marchandisation, de prolifération sans borne d’objets et de technologies qui donnent le sentiment qu’il n’y a désormais plus d’obstacles à la possibilité de disposer inconditionnellement non seulement du monde, mais de nous-mêmes. Notre vie est-elle en passe de devenir un simple élément du cycle des marchandises qui font de nous des consommateurs à leur tour consommés ? Au cœur de cette logique purement performative où travail, production et profit ne semblent avoir d’autre finalité que leur propre renforcement, où le rythme imposé devient si compulsif et frénétique qu’il engendre hyperactivité et stress mais aussi frustration et déséquilibre, qu’en est-il de nos identités, qu’en est-il tout simplement du sens de nos vies ? Dans cet essai rigoureux et lucide Merlini propose une analyse philosophique des transformations radicales que nous traversons pour en montrer les conséquences, à commencer par celle-ci : « Le gain en performance de nos prestations finit par obscurcir toujours davantage le sens en vue duquel ce gain aurait dû être justifié ».
L’axe central du livre est celui de la désarticulation du rapport historique au temps. Nous sommes entrés dans un processus où le présent est devenu le seul horizon parce qu’il sature l’arc du temps en annulant ses références au passé et au futur. La production incessante de nouveautés ne donne lieu qu’à la reproduction de l’identique. Qu’attend-on par exemple d’un nouvel ordinateur ou d’un nouveau modèle de portable ? Il doit être seulement plus performant que le précédent sans autre finalité que cette performance elle-même. C’est bien entendu un effet de l’impératif de la concurrence et, là où une génération de portables ou d’ordinateurs vieillit avec une telle rapidité, on assiste à un éternel va-et-vient de ce qui doit être actuel et nouveau, mais toujours déjà dépassé. Ainsi sommes-nous entrés dans le culte du « Jetztzeit » annoncé par Walter Benjamin : un présent qui finalement se perpétue en niant sa référence au passé culturel sans avoir besoin de créer un horizon futur porteur de sens pour les acteurs que nous sommes de notre propre histoire. Conséquence majeure : cette reproduction incessante d’un présent dépossédé de mémoire et de perspectives futures est une véritable mutilation de notre condition dans la mesure où celle-ci demeure toujours incarnée dans les trois dimensions du temps.
Dans notre rapport au passé, notre mémoire est devenue amnésique. Nous avons en bonne partie perdu cette capacité de se référer et de se voir dans le prisme d’une tradition à la fois individuelle et surtout collective qui fait sens au niveau d’une civilisation. Nous sommes en fait entrés dans l’ère d’une histoire extérieure à nous-mêmes, une histoire que l’auteur appelle « centrifuge ». Quant au futur, l’horizon des attentes et des buts s’efface au profit d’une production qui n’est qu’une reproduction vouée à toujours recommencer à zéro.
L’ouvrage de Merlini est en fait une réflexion pluridimensionnelle qui porte sur une lecture critique de la communication et de l’information, cherche les causes d’un déclin qu’il estime historique et irréversible, montre combien le temps des utopies, qui donnaient à l’idéal d’un futur possible toute sa place, est révolu, fustige « les impostures de l’innovation », dénonce les équivoques de la mondialisation et annonce même la fin du cosmopolitisme. Nous sommes bien là devant une pensée qui se déploie en réseaux et sa force réside dans cette capacité d’unifier des ensembles qui gravitent tous autour de notre rapport au temps d’une histoire et d’une civilisation aujourd’hui menacées. Perspective qu’on peut juger désenchantée sans doute, mais arrimée à une argumentation dont on ne peut pas nier la solidité. C’est peut-être de ce genre de réflexion que nous avons besoin aujourd’hui pour ne pas nous aveugler devant des perspectives mondiales futures qui risquent un jour de nous jeter dans l’impasse.
François Gachoud
Fabio Merlini : L’époque de la performance insignifiante. Réflexions sur la vie désorientée. Traduit de l’italien par Sabine Plaud. Ed. Cerf, coll. Passages, 208 pp.
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