JUSQU’OU VONT NOS CERTITUDES ?
En publiant Certitudes négatives, Jean-Luc Marion explore nos aspirations à connaître et comprendre. Même ce qui nous dépasse. Tout simplement un grand livre.
Il est rare qu’il nous soit donné d’accueillir un tel livre. Je veux dire un livre qui nous interpelle au plus profond et qui, en même temps, nous offre d’explorer des questions abyssales pour lesquelles nous pourrions penser qu’il n’y aura jamais de réponses possibles. Interpellés, nous le sommes chaque fois qu’une question qui nous concerne intimement se pose à notre intelligence. Nous voudrions en effet avant tout savoir ce qui nous concerne très personnellement et le savoir avec certitude. Insatiable, notre intelligence l’est vraiment quand il s’agit de nous-même : d’où venons-nous, qui sommes-nous, pourquoi vivons-nous et en vue de quoi ? Où est le sens ? C’est là une manière d’attester que si notre questionnement est insatiable, c’est parce qu’il nous est impossible de nous définir du point de vue de notre subjectivité même. Elle est unique ! Je puis certes dire que l’homme est un animal libre et doué de raison, ce qui est certainement vrai, mais qui suis-je, moi, dans ma manière de m’éprouver, dans mon libre projet d’exister, qui suis-je quand mon questionnement me concerne en ma radicale individualité ? Il y a, oui, il y a comme une distance infranchissable entre la connaissance scientifique que nous pouvons avoir de nous-même comme de n’importe quel objet définissable en général, avec des paramètres comme l’espace, le temps, les lois physiques etc. et la connaissance intime et intérieure de notre moi à jamais irréductible au monde des objets. C’est un paradoxe puissant. Comment donc appeler ces certitudes de notre moi ? Comment les approcher ? C’est tout l’objet du livre de Jean-Luc Marion et voilà pourquoi il est important.
Marion part du principe qu’il faut une fois pour toutes remettre en question cet indécrottable a priori selon lequel les seules certitudes possibles sont celles de la science, certitudes empiriques et démontrables, comme si tout le reste, et finalement l’essentiel qui nous concerne personnellement n’en apporterait aucune et nous laisserait toujours dans la confusion. Ce que ce livre montre et surtout démontre, c’est qu’il existe des certitudes qui ne sont pas affirmatives et d’ordre scientifique. Ce sont des certitudes d’un autre ordre. Marion les appelle « certitudes négatives ». Pourquoi ? Parce que toute question que nous posons à partir de nous-même, à condition qu’elle ait un sens, peut devenir une certitude. Et la question aura un sens si nous comprenons pourquoi et comment cette question doit demeurer sans réponse. Il y a autrement dit des questions qui nous dépassent, qui nous débordent parce qu’elles vont au-delà de notre condition humaine finie, limitée, mais ce sont paradoxalement celles qui nous concernent au plus près, au plus profond. Ces questions ou domaines de questions sans réponses apportent en fait des certitudes, mais il s’agit de réaliser qu’elles sont de nature négative. C’est difficile à comprendre, plus encore à accepter, mais c’est là toute la pertinence du livre de Marion : il le démontre avec force. Ce livre est plus qu’un pari. Il propose en fait une révolution dans notre manière de penser et de concevoir.
Esquissons la portée de l’essai au travers de deux exemples significatifs : la naissance, puis la question de Dieu. Ma naissance d’abord. Elle est bien l’événement dont je proviens et qui m’a fait surgir dans l’existence en me donnant à moi-même. Mais cet événement s’est produit sans moi ! Je n’ai en effet pas pu le prévoir ni me le représenter, encore moins le comprendre du moment que je n’étais pas encore là, ni conscient de ma présence à moi-même. Ma naissance fut donc mienne avant de pouvoir la penser. Elle a donc dépassé toute représentation conceptuelle, toute figure de possibilité préétablie : « Ma naissance me donne à moi-même, mais ne m’apparaît pas. Je suis le seul qui en provienne, mais à condition de rester le seul à ne pas la voir ». Ainsi peut s’établir cette étrange certitude. Elle est d’ordre parfaitement négatif : « Mon origine se définit par une inaccessibilité originelle à l’origine ».
Quant à la question de Dieu qui a fait couler tant d’encre à cause, notamment, de la proclamation de « sa mort », elle est aussi le lieu d’une certitude négative. Que l’on dise en effet de lui qu’il existe ou qu’il n’existe pas, il faut chaque fois présupposer de lui une définition ou un concept qu’on accepte ou rejette, par exemple qu’il est l’être suprême, tout-puissant, éternel. Mais comment savoir si une telle définition est adéquate dans la mesure où Dieu, s’il existe, n’est jamais un objet de notre monde ? Il outrepasse par définition les conditions de notre finitude et reste incompréhensible. Mais si l’existence de Dieu me reste problématique, l’absence de raison démonstrative n’interdit en rien que la question de Dieu se pose et que je lui reconnaisse un sens. Ce sens existe et nous pouvons le chercher.
Le livre de Marion tient ses promesses de bout en bout. Signe que, malgré les difficultés inhérentes à l’exigence de son langage, nous tenons là un grand livre qu’il faut se hâter de découvrir et de méditer.
François Gachoud
Jean-Luc Marion, de l’Académie française : Certitudes négatives, Ed. Grasset, Coll. Figures, 326 pp.
Jean-Luc Marion vient également de publier un recueil d’études où il explore les composantes fertiles entre la foi et la raison, la quête humaine de l’infini en l’homme, ce que transcendance de Dieu signifie ou encore comment penser la reconnaissance du don. Un livre qui recueille dans l’unité des perspectives très complémentaires autour des questions liées à la révélation :
Jean-Luc Marion : Le croire pour le voir. Ed. Parole et silence, Coll. Communio, 224 pp.