HOMMAGE à CHRISTIAN BOBIN
LE MURMURE
TESTAMENT POSTHUME DU POETE CHRISTIAN BOBIN
Dès juillet 2022, Christian Bobin savait. Il savait que son cancer lui laisserait peu de temps.
Comment mourir quand on a consacré sa vie à la poésie ?
Sur son lit d’hôpital, de juillet à novembre 2022, Christian Bobin vécut plus intensément que jamais la célébration de la vie. Ultime étape de son parcours, il fit de la poésie le lieu même « de la parole brûlante qui fait éclater le vase du cœur. »
Sa résolution : « Si ce livre devait être le dernier, alors il faudrait qu’il soit le plus jeune de tous ceux que j’ai écrit ». Loin du culte de l’angoisse avant la fin, il connut la sérénité : « La maladie m’a pris par la main. Alors il faut que je vienne en personne maintenant pour que tu puisses aller vers ces soleils que tes écritures célèbrent si fort…Ne suis-je pas, en écrivant, à un pas du paradis ? »
Cette espérance-là, le poète l’a vécue en édifiant « une digue de silence ». Car, dit-il, « j’ai dans mon cœur les yeux des vivants, tous ceux que l’amour aide à vivre quand ils sont morts ».
Evoquant « le vol magique des étourneaux, seconds violons du ciel », il s’adresse à sa compagne la poétesse Lydie Dattas et parle de ce qu’il nomme « le murmure du passage de la mort à la vie ». D’où le titre choisi pour son recueil posthume. « Quand tu mourras, notre amour se recomposera, dit-il à Lydie. Il se recomposera dans le ciel rouge, comme le murmure des étourneaux après le franchissement de l’obstacle ».
L’amour plus fort que la mort fut la conviction ultime du poète : « Sur le roc de la mort, nous serons deux présences éternelles. Dieu n’éteindra pas nos yeux qui voyaient ». Allusion à Rimbaud qui définissait le poète comme un « voyant ». Celui qui est un visionnaire en effet dépasse le monde des apparences visibles pour « voir au-delà » la dimension invisible où se joue la portée intime de l’essentiel qui touche à l’éternel.
Parlant de la voix du poète, Bobin la conçoit à travers l’image « d’une poignée de fleurs jetée dans la rivière ; elle est ce flux plus vital que le sang : la confiance. L’irraisonnable confiance envers ce qui murmure derrière le rideau rouge du sang – la petite troupe des anges qui jouent comme jouent les enfants dans une éternité de vie ». La confiance et l’innocence traduisent l’état d’âme pacifié du poète face à la mort.
Le lieu de cette traversée unique est la vigilance de l’esprit : « Tout agit sur nous par esprit ».
Cet esprit respire le génie : « Quand le génie entre en scène, ce n’est pas lui qui est là. C’est la délicatesse infinie de la vie, le stéthoscope plaqué sur la poitrine de Dieu, les battements qui s’accélèrent, les tambours de l’amour immortel. Le retour de l’esprit ».
« Le médecin entre dans ma chambre, mon dossier dans les mains et me dit : « Je ne sais pas qui vous êtes, mais c’est complètement anormal. Avec ce que vous avez, vous devriez être terrassé ». Christian Bobin en sourit parce qu’il situe ses derniers jours au-delà du temps qui lui reste et des ravages du cancer qui le tue. Car il sait bien que l’amour ne saurait sombrer : « Tout amour est divin. J’entends par divin la vie humaine, rien qu’humaine, délivrée d’elle-même, cette note pure qui tremble bien avant notre naissance et après notre mort ».
Le temps est venu pour le poète d’écrire maintenant « La page absolue. Elle sera toujours pour moi celle qui a le grêlé d’un œuf d’hirondelle – concentration de tout l’univers, intériorisation infinie, poids sans poids de l’âme au creux de la main heureuse ».
Christian Bobin n’a pas maudit la nuit qui l’a emporté « car cette nuit-là lave toutes les nuits du monde. C’est la beauté de la vie qui s’en va et c’est très beau ».
Reste alors le silence : « le silence est le maître des tombes. Il a le pouvoir de soulever la pierre, de prendre par la main le dormeur éternel. Le silence est ce qui relève les vivants ».
« Il faut donc entrer dans un poème quand le poète est mort. Sinon cela fait trop de bruit ». Christian Bobin le savait, il l’a voulu. Il nous a quittés dans la plus pure discrétion car il avait la grandeur des humbles. Mais il nous laisse un trésor, celui de ses nombreux recueils qui attendent celles et ceux qui sont en quête – simple et profonde – de la vie conjuguée comme une présence. Présence porteuse de joie. Celle qui perdure.
François Gachoud, philosophe
Le Murmure par Christian Bobin
Ed. Gallimard, Paris, février 2024, 130 p.