HELOISE ET ABELARD : UNE CORRESPONDANCE INEDITE ?
La découverte des Lettres de deux amants datant du 12ème siècle et recopiés au 15ème, constituent une véritable révélation. C.J. Mews nous en propose une étude convaincante.
Nous sommes en 1471, en l’abbaye de Clairvaux : un jeune moine, Jean de Vepria, s’affaire dans la salle des manuscrits . Il espère trouver des textes de qualité pour rassembler une anthologie de lettres allant de l’Antiquité chrétienne à son époque. Il faut dire qu’il n’existe aucun inventaire pour s’y retrouver dans la masse de parchemins accumulés ici pendant trois siècles et demi, en fait depuis la fondation de l’abbaye cistercienne par St. Bernard. Or, voici que notre moine tombe sur un court passage rimé où la voix d’une femme anonyme évoque l’amour de son cœur. Qui est donc cette voix féminine ? Qui est son amant ? Poursuivant ses recherches, Jean de Vepria découvre en fait un véritable trésor : ce ne sont pas deux ou trois lettres seulement, mais 113 que ces mystérieux amants s’échangent. Il va donc les recopier avec soin.
Cette énigmatique correspondance, pourtant bien conservée, restera ignorée du grand public jusqu’à nos jours. Elle ne sera éditée qu’en 1974 et paraîtra sous le titre Lettres de deux amants . C’est à E.Könsgen que revient le mérite de cette publication. Il a établi à cette occasion que ces lettres datent de la première moitié du 12ème siècle et qu’elles ont été rédigées par deux personnes qui ressemblent étrangement à deux amants que les siècles suivants ont érigé en véritable mythe : Héloïse et Abélard. Pourquoi cette hypothèse ? Parce qu’il apparaît, au fil de cette correspondance, que l’amant est un professeur célèbre mais aussi controversé en son temps, et l’amante une étudiante en philosophie exceptionnellement inspirée. Könsgen ne va pas plus loin.
Raison pour laquelle C.J. Mews, professeur à la Monash University de Melbourne, a voulu reprendre l’enquête. Une enquête dont nous pouvons suivre les étapes dans La Voix d’Héloïse aujourd’hui parue en traduction française dans l’excellente collection Vestigia (1). L’auteur y poursuit le travail de Könsgen. Il s’applique à montrer que cette correspondance est un témoignage unique de la forme que pouvait prendre un dialogue épistolaire entre deux amants du 12ème siècle. Mais pas seulement. Il confronte ces lettres avec celles oû Abélard parle de sa liaison avec Héloïse dans sa célèbre Lettre de consolation à un ami. Il se réfère également au passage bien connu du Roman de la Rose où Jean de Meung présente aux lecteurs du 13ème siècle un échange de lettres entre Abélard et Héloïse. Enfin, Mews examine la correspondance que les amants ont échangée une quinzaine d’années après la fin de leur relation, soit à l’époque où le célèbre professeur de logique et de théologie devenu moine dialogue avec Héloïse devenue elle-même abbesse de la communauté du Paraclet.
Que ressort-il de cette enquête ? D’abord l’examen minutieux du genre littéraire qui préside à la composition de ces lettres : les procédés du dialogue, l’usage de la prose rimée, celui de la rhétorique, du vocabulaire et des métaphores choisies. Ensuite, l’étude fouillée des traditions de la littérature amoureuse du 12ème siècle, plus particulièrement en Anjou où le jeune Abélard a composé maints poèmes. Et puis, il y a cette description attentive des mœurs sexuelles du temps et du contexte politique et religieux dans lequel baignent les deux amants. Passionnant.
Mais si les lettres d’amour conservées à Clairvaux constituent le plus bel exemple de correspondance entre un homme et une femme cultivée, sont-elles bien de la main d’Héloïse et Abélard ? Mews ne livre pas de conclusion absolument catégorique sur ce point, mais sa démarche aboutit à une si forte convergence de toutes les références examinées qu’on peut considérer que ces lettres « nous transmettent la voix de ces deux amants ». Le discours qu’ils tiennent en effet est si proche de celui qu’on trouve dans d’autres écrits d’Abélard et Héloïse qu’il n’y a plus de raison majeure de douter de leur authenticité.
Que nous révèlent donc les deux amants ? La jeune femme apparaît dans ces lettres comme éblouie par l’attention que lui apporte un professeur renommé et elle s’attache à réfléchir sur l’éthique de leur relation. Elle manifeste une admiration évidente pour ses dons en philosophie et en poésie. L’amant de son côté confesse un comportement amoureux qui est dû bien plus à sa passion égarée qu’au souci de l’engagement éthique : il s’est laissé séduire par les charmes « d’une femme célèbre dans la ville ». Dans sa Lettre de consolation à un ami , Abélard se peint en effet comme un professeur qui a voulu dépasser l’emprise aveugle de la concupiscence pour se vouer au seul amour spirituel qui le consacrera désormais à Dieu après la fin de cette liaison. Héloïse quant à elle, exhorte plutôt son ancien amant à réinstaurer un dialogue aussi intime que celui de la passion passée, mais sur un autre plan : celui de l’amour désintéressé qui permet de ne pas rejeter, sous peine d’hypocrisie, ce qu’il y a de plus authentique dans l’amour auquel ils ont pourtant renoncé. Tous deux savent que le fruit de ce sacrifice les a conduits à un amour plus exigeant, mais aussi plus parfait puisqu’il les a finalement voués à Dieu. Mais Héloïse met bien plus l’accent sur la nature profonde de l’amour qui l’unissait à Abélard. Un amour pur et dénué de tout intérêt personnel et de plaisir. Ce qui revient à dire que dans cette correspondance hors du commun c’est surtout la voix d’Héloïse qu’on entend, c’est la noblesse de cœur et d’intelligence d’une femme du 12ème siècle qui s’élève et de révèle à nos yeux.
Nous touchons là ce qui confère à cette correspondance une valeur exceptionnelle. Si Abélard manifeste dans certaines lettres le désir de transformer sa passion jugée coupable en une réflexion philosophique sur la nature de l’amour, Héloïse montre une originalité et même des audaces beaucoup plus subtiles et élaborées. Ainsi avance-t-elle l’idée qu’un amour qui serait appelé à disparaître n’est pas un amour véritable. Elle propose dans ce but une analyse comparative des termes qui nuancent avec justesse toutes les données de son expérience. Le mot « dilectio » revient souvent sous sa plume pour désigner la valeur de son choix amoureux. Un choix aussi pur et durable que celui forgé par l’amitié et qui permet de sublimer les seuls élans de la passion. Mieux : cette dilectio, elle continue à la vivre après la séparation : elle se consacre maintenant à Dieu en qui elle a trouvé le pardon, mais aussi une autre forme d’amour, celui dont dieu l’aime comme il aime Abélard et tous les humains.
L’étude et l’enquête de C.J.Mews ne sauraient à aucun moment lasser le lecteur à force d’érudition et de références méticuleuses. La variété des points de vue proposés comme la description attentive du contexte moral, politique et religieux de ce 12ème siècle décidément très riche en humanité et perspectives culturelles, nous plongent dans un univers complexe mais toujours étonnant et finalement proche de nos interrogations contemporaines sur l’amour. Les Lettres de deux amants constituent, c’est sûr, un document à nul autre pareil et les circonstances heureuses veulent qu’on puisse maintenant associer à la lecture de La Voix d’Héloïse la traduction intégrale de cette correspondance par les bons soins de Sylvain Piron (2). Ne nous en privons pas !
François Gachoud
(1) Constant J. Mews : La Voix d’Héloïse. Un dialogue de deux amants. Ed. Academic Press Fribourg-Cerf, coll. Vestigia, Pensée antique et médiévale, nr.31, 345 pp.
(2) Sylvain Piron : Lettres de deux amants. Héloïse et Abélard ? Ed. Gallimard.