En réflexion...

ALLONS-NOUS VERS UN CHOC DES CIVILISATIONS ?

Après les événements tragiques du 11 septembre qui constituent à l’évidence une fracture à l’échelon planétaire, on peut se demander si le spectre du « choc des civilisations » ne hante pas ce début de XXIe siècle. L’expression a été lancée en 1996 par un universitaire américain, Samuel Huntington, dont la thèse semble trouver dans les circonstances présentes une saisissante confirmation. Qu’en est-il de cette hypothèse ?

Huntington soutient que le XXIe siècle connaîtra des conflits d’une nature complètement différente de ceux du siècle passé. Il ne s’agira plus de guerres d’Etat(s) à Etat(s), ni de guerre froide entre des blocs antagonistes comme ceux qui opposaient naguère le monde libre aux dictatures communistes. Il s’agira, du fait de la mondialisation, d’un conflit qui opposera les grandes cultures et les modes de vie et de pensée qu’elles véhiculent. Plus précisément le monde occidental à celui de l’Islam qui, à travers sa religion, propose une vision de l’homme et de la société complètement incompatible avec les acquis d’Occident. Ces deux mondes auraient en commun des visées expansionistes si manifestes que chacun, pour des raisons différentes mais inconciliables, ne pourraient qu’entrer en conflit : d’un côté, l’hégémonie d’Occident incarnée par l’impérialisme économique et politique arrogant des Américains, de l’autre, la sphère islamiste dont la composante religieuse défend des valeurs sacrées, intangibles, non démocratiques, et surtout, utilise le concept de guerre sainte pour cultiver ses visées et opposer une résistance à tout prix à l’expansionisme américain.

Si aujourd’hui la thèse de Huntington resurgit, c’est parce que les événements qui secouent la planète entière semblent lui donner raison. Le terrorisme a frappé avec une ampleur inconnue jusqu’ici. Il est l’expression de deux mouvances qui, depuis l’avènement de Khomeyni en Iran, et surtout depuis la guerre du Golfe et la dégradation de la situation israélo-palestinienne, ont gagné beaucoup de terrain : le fondamentalisme et l’intégrisme musulman. Le fondamentalisme, parce qu’il veut transformer la société en prêchant un retour radical aux sources de l’Islam ; l’intégrisme, parce qu’il vise une prise de pouvoir instaurant une société complètement musulmane, où les pouvoirs religieux, politique et juridique ne font qu’un. Il est clair que l’attentat de New York incarne à la fois ces deux mouvances et confirme que le terrorisme est l’expression d’une guerre sainte à n’importe quel prix.

Faut-il aller dans le sens de la thèse de Huntington ? Je ne le pense pas. Et ceci pour deux raisons fondamentales.

D’abord, cette thèse est dangereuse, parce quelle crée l’amalgame qu’il faut à tout prix éviter entre Islam et islamisme. Si l’islamisme fanatique s’est effectivement développé dans des pays comme l’Afghanistan, l’Algérie ou le Liban, sans parler de la Palestine déchirée entre les attentats terroristes et la désastreuse politique menée par le gouvernement d’Ariel Sharon, cet islamisme, si déterminé soit-il, constitue une minorité et la religion musulmane ne saurait être assimilée comme telle ni à une idéologie ni à une guerre sainte. Nous vivons cependant un moment historique crucial où les Etats musulmans doivent combattre le terrorisme intégriste en leur propre sein s’ils ne veulent pas, aux yeux du monde, paraître complices d’un processus mortel qui les menace du dedans. Mais en même temps, il serait dangereux que les Américains, forts d’un besoin de réparation et de justice légitimes, entraînent le monde occidental dans une riposte qui embrase le monde entier en provoquant un rassemblement solidaire des Etats musulmans contre l’agresseur occidental. La marge de manœuvre entre ces deux impératifs est étroite et c’est là que réside précisément le danger.

La seconde raison pour laquelle la thèse de Huntington est à rejeter, c’est qu’au nom de la diversité culturelle des civilisations qui pourraient entrer en conflit, elle nie les valeurs universelles sur lesquelles les démocraties et les droits de l’homme se sont édifiés. Je retiens d’une telle position qu’elle s’inscrit à l’encontre des efforts consentis depuis deux siècles pour défendre la dignité de l’homme et les valeurs fondamentales qui y sont liées. Les droits de l’homme constituent la seule charte capable de concilier les droits inaliénables de chaque personne humaine sur cette terre avec la diversité des cultures et civilisations dans lesquelles nous sommes tous immergés. Les partisans des guerres saintes combattent toujours au nom d’une incompatibilité des cultures et des civilisations. On ne peut leur opposer que la défense et le respect effectifs des droits de l’homme et, au nom de ceux-ci, la lutte longue et difficile contre toutes les formes de violence et de terrorisme. Mais la guerre que les Etats-Unis pourraient déclencher n’en sera jamais le moyen. Si pourtant elle avait lieu, sous la forme d’une intervention armée qui déstabilise l’équilibre fragile des Etats musulmans, alors la thèse de Huntington pourrait trouver une inquiétante confirmation historique.

François Gachoud

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