OU EN SOMMES-NOUS AVEC LA FIGURE DU SAGE ?
Disparus depuis longtemps, les sages nous fascinent encore. Mais pouvons-nous leur donner un avenir ? En philosophe, Roger-Pol Droit ressuscite la figure du sage et éclaire la question.
Le mot « sagesse » a connu une curieuse aventure au cours de l’histoire. Quand nous évoquons la figure du sage, aussitôt nous voilà renvoyés à un passé lointain : Socrate, Bouddha, Lao-Tseu, Salomon, représentent pour nous des êtres hors du commun, des modèles, un idéal de perfection, un accomplissement. Mais dès lors que nous demandons « qui donc est sage aujourd’hui ? », nous sommes empruntés et dans le flou.
R.P. Droit a voulu éclairer l’enjeu. Il faut bien dire qu’il est considérable dans la mesure où le philosophe a désigné, depuis Pythagore, celui qui aime la sagesse et la recherche. Mais tous les philosophes ne sont pas devenus des sages. Loin de là. C’est que la sagesse est bien plus qu’un savoir. Il est bon de commencer par là pour réaliser que le sage est une figure tout à fait singulière. Il ne se signale ni par ses théories, ni par son pouvoir d’abstraction, mais par sa présence. Présence souvent étrange et déconcertante qui se traduit par des gestes, des attitudes, des actes qui surprennent, qui interpellent et bousculent les gens. Car le but du sage est avant tout de susciter une prise de conscience, un éveil. Le sage au fond est un styliste. « Un styliste de la vie, affirme Droit. Il est capable de faire, avec le matérieu de l’existence, autre chose que le commun des mortels. Quelque chose de mieux, de plus fort. Ou de plus stable ou de plus profond. De plus simple. Oui, surtout de plus simple. L’absolument simple, c’est ce que nous avons le plus grand mal à voir ».
« Faites-nous donc un portrait du sage, Mr. Droit » ! La première partie du livre répond à ce vœu. R.P.Droit y met en scène quatre héros de la sagesse antique. C’est Diogène le cynique, mais aussi Milarepa au Tibet, Lao-Tseu en Chine, Hillel à Jérusalem. Ces portraits sont vivants, ils inscrivent les sages dans leur vécu et nous offrent une approche familière. Mais si le sage est un héros, un artiste qui a su inaugurer un rapport très singulier avec l’existence, s’il a trouvé un accord adéquat avec lui-même et le monde, s’il représente en un mot l’incarnation de l’homme accompli, qu’est-ce qui le distingue ? Une série de paradoxes, répond Droit. Par exemple, le paradoxe entre parole et silence, comme le montre un épisode fameux du Bouddha. Oui, les sages antiques se taisent ! Silence du recueillement, de la descente en soi, du détachement, de la compassion…Mais plus on creuse, plus on découvre que ce silence nous parle, du fond d’une posture personnelle devant la vie. Autre paradoxe : le sage cherche à s’effacer, mais en même temps il fait signe… avec tout l’art de suggérer que l’humain est un être-frontière, à la jointure étroite entre le visible et l’invisible. Et puis, au centre de l’énigme, il y a cet « abondant dénuement » du sage qui se dépouille souvent de tout pour être tout entier au monde, aux autres ou à l’absolu.
Une des grandes leçons de ce livre est de nous faire comprendre pourquoi le devenir du sage antique n’est plus notre horizon aujourd’hui. Nous admirons les sages, nous aimons les récits de leurs gestes, nous rêvons de leur art de vivre. Mais au fond, ils n’existent que dans notre imaginaire : « Ce que nous consommons est un imaginaire de sagesse : conseils, règles de vie, paraboles…mais l’écart est absolument considérable entre cette consommation d’une sagesse rêvée et les trajectoires des sages antiques. Pour eux, il s’agissait de transformer radicalement l’humain. Pour nous, il est question d’agrémenter notre quotidien ». Pourtant, R.P.Droit introduit des nuances précises. Il nous montre qu’il y a eu en Occident des tentatives de résurrection du sage. Ce ne sont pas là des héros de la sagesse, mais des philosophes bien singuliers qui se sont appliqués à vivre ce qu’ils pensaient. C’est Montaigne dans la joie de son doute, Spinoza dans la joie de sa raison en marche, Nietzsche en philosophe artiste, mobile, danseur, musicien. Ou encore Wittgenstein si conscient que le véritable lieu de la certitude, c’est le silence.
Pourtant, la question demeure, ouverte, incisive : et nous aujourd’hui ? Si le sage représente pour nous un idéal inaccessible, faut-il pour autant se priver de vouloir s’en approcher ? Après tout, encore très proches de nous, il y a eu Gandhi, Martin Luther King. Et actuellement, le Dalaï-Lama. R.P.Droit estime qu’il ne s’agit pas de vouloir égaler les modèles d’hier ou d’autrefois : « Aux héros de la sagesse, il faudrait substituer la sagesse des modestes ». C’est-à-dire celle qui consiste d’abord à s’efforcer de viser la sagesse qu’on peut, de faire ce pas qui nous rende moins impulsifs et plus réfléchis, moins dépendants et plus autonomes, moins sectaires et plus tolérants, moins égoïstes et plus solidaires, moins indifférents et plus engagés, moins inconstants et plus stables. Mais si nous pouvons tous accéder à cette recherche d’équilibre, à cette sagesse pratique du quotidien, il reste à se demander où est ce « plus » qui caractérise les Gandhi, Martin Luther King, le Dalaï-Lama. N’est-ce pas finalement l’écart manifeste entre leur art singulier de vivre et nous qui leur permet d’interpeller la marche du monde et d’en infléchir le cours ? Nous voilà avertis : notre sagesse à nous est à inventer.
François Gachoud
Roger-Pol Droit : Les Héros de la sagesse. Ed. Plon, 223 pp.