En réflexion...

LA GRANDE BASCULE ETHIQUE

LA GRANDE BASCULE ETHIQUE

 

 

On n’a jamais autant utilisé le terme « éthique ». Il apparaît partout, à tous niveaux du langage, en tous domaines et, comme les recettes, le voilà mis à toutes les sauces ! Au point qu’on ne sait plus ce qu’il signifie en fait et précisément. J’y vois le signe d’une bascule considérable dans nos têtes. Elle ne mine rien moins que le socle des repères sensés éclairer la portée morale des actes et des normes humaines. Comment y voir clair ? Je voudrais tenter brièvement ici d’en dire les enjeux redoutables.

Rappelons d’abord que les règles morales se présentent comme un impératif formulé par des interdits universels comme ne pas tuer, ne pas voler etc. L’éthique par contre se situe en amont. Elle est l’instance légitimatrice de la morale qui prend en compte des critères comme l’exigence de la reconnaissance des droits d’autrui et de ma responsabilité envers lui.

Que signifie cette fonction légitimatrice ? Elle implique d’abord la prise de conscience des enjeux d’un acte : cet acte est-il conforme au respect d’autrui, à ses droits, est-il un acte juste ? Ce qui nous renvoie à l’intention qui précède le passage à l’acte : est-ce que je pose cet acte en vue du bien ou en vue du mal ? En fait, ce qu’on appelle le sens ou le souci éthique englobe ces éléments et ceux-ci jouent un rôle déterminant : un acte sera moralement bon si j’agis en vue d’éviter le mal. Mais pourquoi l’éviter sinon parce que je recherche à faire du bien à moi-même ou aux autres. C’est la raison pour laquelle le souci éthique consiste à proposer des règles morales qui connotent l’injonction d’un devoir : si tu respectes autrui et lui veux du bien, tu ne dois pas le voler, le frapper, le tuer. On voit bien par là que l’éthique est une fonction légitimatrice de la morale. On constate aussi que si l’on transgresse systématiquement la règle morale, il y a perte du sens éthique. Les deux sont étroitement liés.

C’est bien à quoi nous assistons aujourd’hui. Qu’est-ce qui est très révélateur dans cette évolution ? Pourquoi est-elle si rapide ? Je me limiterai à trois exemples : En 1990,  24% des Français acceptaient qu’un couple de femmes homosexuelles recourent à la procréation artificielle pour avoir un bébé. Aujourd’hui, ils sont 60%. Par ailleurs, 65% sont prêts à légaliser le recours aux mères porteuses. En Suisse, le peuple a accepté une loi sur le DPI qui permet de produire 12 embryons et de sélectionner celui qui a le plus de chance d’éviter une maladie génétique grave touchant un futur bébé. Les autres embryons dits « surnuméraires », on les élimine comme on élimine un déchet.

Dans ces trois cas, la question des enjeux éthiques a sans doute été posée en commission ou au comité national d’éthique, mais la décision ne leur appartient pas puisqu’au vote des citoyens ou du parlement, c’est la seule majorité de l’opinion du moment qui l’emporte. L’opinion seule décide. Comment ? Au gré de l’évolution des mentalités, dit-on. Mais ces mentalités, sur quoi fondent-elles les choix éthiques ? Où sont les critères ? Le vote exprime de fait qu’il n’y a pas d’autre critère que celle de la majorité des individus.

Nous vivons manifestement au cœur d’une société où c’est l’individualisme qui règne. Un individualisme tel que chacun décide au gré de sa libre appréciation subjective. Il suffit par exemple que le désir d‘enfant se manifeste dans un couple de lesbiennes pour que ce seul désir justifie le recours à la procréation assistée. Mais qui sera le père ? Quel est le droit de l’enfant dans ces conditions ? A ces deux questions majeures, pas de réponse. On ne pose même pas la question. Idem pour le recours aux mères porteuses. Du moment qu’on trouve une femme disposée à le devenir, on l’engage et on la paie. Mais se pose-t-on la question de la marchandisation du corps de cette femme ? Se pose-t-on la question du rapport intime de cette femme au bébé qui grandit dans son ventre et des conséquences qu’il engendre ? Se pose-t-on la question des droits du futur enfant eu égard à sa situation : il a deux mères et pas de père ; il ne connaît en principe pas l’identité de la mère porteuse, elle-même fécondée par le don anonyme du sperme d’un donneur. Pareille banalisation gomme tout simplement ces questions. C’est le règne de l’arbitraire pur. Que reste-t-il de l’éthique ? De sa place, de sa légitimité ?

Il faut faire un pas de plus. Car il n’y a pas que l’individualisme à la source de ce basculement. Il y a le progrès technique. Du moment que la science et la technique le permettent, on se croit libre de disposer comme on veut de ce qu’elles rendent possible : il est possible de cloner, de pratiquer la fécondation artificielle, de produire des embryons surnuméraires, bientôt de choisir à la carte telle modification génétique pour l’enfant désiré : alors on le fait ! On le fait au nom du seul choix suggéré par l’envie et l’intérêt sans se poser en amont la question des critères éthiques impliqués. On décide sans référence aux enjeux. Et quand on a passé à l’acte, on le justifie de manière purement subjective ou opportuniste. Deux mères lesbiennes qui ont recouru à la procréation médicale assistée à qui je disais : « Votre enfant n’aura pas de père. Vous le privez d’un droit fondamental, celui de connaître sa double origine puisque nous sommes tous nés d’un père et d’une mère quelle que soit les possibilités offertes par les manipulations génétiques », eh bien ces deux mères m’ont donné cette réponse qu’elles considéraient comme une évidence : « Mais il aura un oncle qui pourra servir de père de temps en temps » ! Ce genre de réponse est révélateur de la mentalité de l’heure qui se confirmera sans doute au nom d’une liberté sans entrave.

La question éthique qui est à poser en amont du progrès des sciences et des techniques, on en dispose comme on veut. J’ai entendu des journalistes poser la question d’une pratique éthique manifestement discutable dans ce cas précis: « Ne pensez-vous pas que le clonage postule un enjeu éthique conséquent ? ». « Oui, mais voyez-vous, cher monsieur, la loi n’interdit pas le clonage dans mon pays. » On en reste simplement à la question posée et on la pense résolue de fait… puisqu’on la pratique ! Quant à la loi, il n’y a tout simplement pas le désir d’en changer et par là-même aucune majorité pour la réviser.

Nous ne mesurons pas en vérité la grande bascule éthique que nous vivons. Elle s’est glissée désormais dans l’inconscient collectif et parce qu’elle s’y inscrit progressivement sans qu’on en prenne conscience, on en vient à justifier n’importe quelle pratique dès là qu’elle est entrée, comme on dit, « dans les mœurs ». Le futur confirmera sans doute cette évolution que je crois irréversible. Les avancées des progrès très rapides pour faire de nous des « hommes augmentés » sont déjà à l’œuvre et les robots dits « intelligents » nous feront concurrence au point de nous programmer nous-mêmes. Alors quoi ? Alors on aura perdu la maîtrise sur nos propres créations !

François Gachoud

 

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