En réflexion...

QUE PEUT-ON DIRE DE LA MORT ?

Philosophe fribourgeois, Bernard Schumacher nous propose une réflexion très complète sur les questions liées à la mort et à ses interprétations dans la philosophie contemporaine. Un essai d’une pénétrante actualité.

« Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir ; mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. La question de la mort semble bien résider tout entière dans ce saisissant paradoxe exprimé par Pascal. La mort est la grande énigme puisque, vivants, il ne nous est pas donné de l’expérimenter. Et une fois morts, nous sommes dans l’incapacité radicale d’en parler puisque nous avons quitté cette vie. Et pourtant…dès là qu’il fut capable d’être conscient et de se saisir lui-même dans l’existence, l’homme n’a cessé de s’interroger : qu’est-ce que la mort ? que peut-on connaître de la mort ? est-elle un mal ? peut-elle même être envisagée comme un bien et à quelle condition ? est-elle déjà présente au coeur de nos vies ou faut-il la considérer comme totalement extérieure à nous ? Ces questions ont été sujettes à de multiples interprétations philosophiques d’Epicure à Heidegger, de Lucrèce à Montaigne, de Socrate à Levinas ou encore de Plutarque à Sartre. Comment s’y retrouver ? C’est le travail qu’a voulu entreprendre Bernard Schumacher, maître de recherche à l’Université de Fribourg et professeur de philosophie au Collège du Sud. Investigations lumineuses, parcours passionnant, mais surtout examen complet et critique des questions que nous nous posons sur et autour de la mort. Cette étude est une des meilleures synthèses de l’heure sur la question.

Délimitant sa trajectoire, B. Schumacher écarte délibérément la question métaphysique d’une vie après la mort, quelles que soient les interprétations religieuses ou philosophiques, de même qu’il laisse de côté les questions éthiques qui régissent notre attitude face à la mort. On peut le regretter, mais ce choix se justifie. Il y a en effet beaucoup à faire pour essayer de définir d’abord les préalables et les fondements d’une approche du phénomène aussi précise que possible. A commencer par l’examen controversé de la nature de la mort. Qu’entend-on par mourir ? Ne faut-il pas distinguer le « mourir » comme processus inscrit dans les conditions de notre vie du décès comme terme de notre existence finie ? Ne faut-il pas, d’autre part, distinguer ces deux significations d’une troisième, « l’état de mort », quand le sujet, entré dans la mort, ne serait plus en mesure d’expérimenter son état puisque la vie l’a quitté, à moins qu’il ne continue à vivre, séparé du corps, après son décès ? B. Schumacher montre bien qu’une définition de la mort doit se situer à plusieurs niveaux. L’être humain se caractérise en effet aussi bien au plan de sa structure biologique particulière qu’au plan de sa valeur de personne, le problème étant d’articuler le rapport entre les deux. Toute la question est de savoir comment.

Quelle connaissance avons-nous par ailleurs de notre mortalité ? L’être humain a-t-il, comme le prétend Scheler, une « intuition immédiate » de la mort ; l’idée de mort appartient-elle aux éléments constitutifs de notre conscience ? Faut-il, comme Heidegger, concevoir la modalité de l’existence humaine, le « Dasein », comme essentiellement ouverte sur l’infini des possibles, tout en acceptant que notre pouvoir-être, nous situant toujours en avant de nous-mêmes, inclut inévitablement la mort comme notre possibilité la plus propre ? Ne convient-il pas plutôt de souligner avec Bloch qu’un « principe d’espérance » demeure à l’oeuvre comme possibilité de nous dépasser au sein même de la vie et que la mort nous adviendra du dehors ? Quelles que soient les possibilités d’interprétations passées en revue (il y a aussi celles de Sartre, Marcel, Levinas, Jankélévitch), l’auteur montre qu’elles s’accordent en général pour souligner que la problématique de la mort constitue un point limite de la pensée : elle n’est pas donnée comme un objet d’expérimentation descriptible ni conceptualisable. Tout au plus se laisse-t-elle approcher jusqu’à son seuil et à l’aide de symboles : « Le philosophe ne peut élaborer une phénoménologie de la mort à partir du néant de la mort (car il échappe à toute connaissance), mais en partant d’une situation où l’inconnaissable absolu apparaît et où le sujet est saisi. La mort est, en effet, pour le philosophe vivant, eschatologique ».

Reste cependant ouverte la question du défi jeté déjà par Epicure au 3e s. dans sa fameuse « Lettre à Ménécée » : « Le plus terrifiant des maux, la mort, n’est rien par rapport à nous, puisque, quand nous sommes, la mort n’est pas là, et, quand la mort est là, nous ne sommes plus ». La mort n’est-elle donc rien pour nous, au point qu’il nous serait possible d’en évacuer la crainte ? Ne faut-il pas plutôt soutenir que, dans la mesure où elle est « une privation entière de la vie », comme dit Plutarque, elle demeure le mal par excellence ? B. Schumacher développe dans la dernière partie de son livre les risques inhérents aux formes d’occultation de la mort. Il semble bien en effet que nous allions aujourd’hui vers une conception standard et aseptisée de la mort avec les progrès de la science et de la technique. La mort « naturelle » étant jugée inhumaine, il faudrait tout faire pour la domestiquer ! Les débats actuels sur l’euthanasie n’en sont-ils pas le signe avant-coureur ? Signe d’une vision réductrice de la mort qui ne rendrait plus assez compte de sa gravité et de son insondable mystère. Et de sa nécessaire dimension éthique.

François Gachoud

Bernard Schmacher : Confrontations avec la mort. La philosophie contemporaine et la question de la mort. Ed. Cerf. Coll. Passages. 316 pp.

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