En réflexion...

LE MARIAGE D’AMOUR A-T-IL-ECHOUE ?

L’invention du mariage d’amour n’a pas tenu les promesses attendues selon Pascal Bruckner. Où en sommes-nous donc aujourd’hui ?

Autant le dire tout de suite, l’essai de Pascal Bruckner a l’art de faire mouche à tous les coups. Parce qu’il est écrit avec un sens de la formule où chacun peut retrouver ses propres marques, reconnaître aisément le diagnostic, précis, lucide, prononcé sans état d’âme à propos d’un thème où il est justement toujours question d’état d’âme, l’amour étant bien entendu la grande question de nos vies. Le ton ,le rythme, la brièveté des chapitres bien articulés nous entraînent de surcroît dans une analye où nous n’avons jamais le temps de nous ennuyer. Et puis, il y a chez l’auteur un tel sens du paradoxe qu’il peut constamment jouer sur les possibilités de relance que lui garantissent ses effets. Après Le paradoxe amoureux (2009), voici donc appliqué au mariage, l’exposé des paradoxes que son institution engendre aujourd’hui : selon Bruckner, il avait tout pour répondre enfin aux espérances de la réussite et pourtant, il tombe en désaffection et connaît l’échec alors que l’idéal du couple reste entier.

La situation est étrange en effet. Il a fallu attendre le 20ème siècle pour que le mariage d’amour conquiert enfin droit de cité en libérant la femme du cachot conjugal et de ses injustes contraintes. Mais au moment où la liberté amoureuse devrait garantir au mariage le succès de sa durée comme de sa légitimité, il connaît la crise : « Ni le plaisir mercenaire ni l’infidélité ne disparaissent alors même que les divorces explosent et que le célibat s’étend ». Comment l’expliquer ?

Si, pour Bruckner, bien des arguments sont avancés pour justifier la faillite du mariage d’amour, – l’égoïsme, l’intérêt, les tentations multiples, l’univers consumériste, l’émancipation triomphante des femmes etc. – le cœur du problème est ailleurs : nous avons tellement idéalisé l’amour que personne n’est à la hauteur de pareille attente. Cette conception paroxystique de l’amour engendre inévitablement un nouveau dogme, celui de devoir se hisser au niveau d’un but que nous ne pouvons pas réaliser. L’erreur serait donc d’avoir voulu « confondre l’amour et le mariage, domestiquer celui-ci, assouplir celui-là, résultat : on se marie moins, on divorce plus, on préfère l’union libre ou le concubinage pour modeler ses sentiments à sa guise ». Judicieux argument, convenons-en. Ce qui revient à conclure qui si l’amour est enfin devenu la vraie motivation du mariage, c’est au fond ce même amour qui le destine à l’échec. D’où ce froid constat dégagé par Bruckner : « Comme hier, l’infidélité, la perte, les trahisons forment l’essentiel des intrigues et le désenchantement est d’autant plus fort que les alliances sont volontaires et non imposées ».
Il y a , derrière cette analyse socio-philosophique, la certitude avérée qu’on ne saurait changer la nature humaine, quels que soient les progrès réalisés pour rendre à l’amour et sa valeur et sa liberté. Sa valeur est trop idéalisée pour être compatible avec le rêve d’une liberté qui se veut toujours trop grande. Fragilité donc, confirmée par l’impossibilité de concilier à la fois un amour durable et un amour intense.

Nul doute que, finalement, aux yeux de Bruckner, il vaut mieux considérer amour et mariage sous l’angle du compromis : « L’envie de vieillir à deux n’est pas moins légitime que la volonté de brûler dans le spasme des sens et les convulsions du cœur. On peut vouloir la liberté et le cocon, jouir de la chaleur du foyer et du vertige des petits entractes, on peut enfin redouter la solitude plus que la lassitude et s’accommoder malgré tout de la chaîne matrimoniale ». On veut bien. Sauf qu’à propos des modalités comme des possibilités souhaitables de ce douteux équilibre, Bruckner ne dit mot. On peut certes souscrire au principe assez vague selon lequel « le bonheur conjugal, c’est l’art du possible ». Mais on aurait aimé que l’auteur pousse l’analyse plus avant. Car une double question au moins demeure ouverte et reste à explorer : quand on s’aime, comment construit-on un projet commun dans le temps et comment le vit-on avec assez de confiance et de stabilité pour faire place à des enfants dont on désire que l’amour les préserve des déchirements qu’une séparation ne manquerait pas de marquer ?

Il serait bienvenu, à ce propos, de découvrir les judicieuses analyses et propositions de Lytta Basset qui vient de publier « Aimer sans dévorer ». Voici un livre qui, loin de proclamer que le grand amour n’existe plus, propose une analyse pénétrante et des pistes à la fois réalistes et éclairantes pour montrer que la meilleure façon d’en préserver les vertus est d’apprendre à le bâtir chaque jour sans modèle préétabli, en sachant le réinventer contre l’usure du temps, la routine et l’ennui. Ce qui demande une attention à l’autre faite de tendresse et d’estime patiemment entretenues qui permettra peut-être d’éviter que « la nostalgie de la passion » chère à l’homme occidental, selon Denis de Rougemont, ne dure qu’un temps et finisse par faire place au désenchantement. Ce désenchantement souvent porteur d’une fuite en avant dont les promesses sont loin de garantir un amour nécessairement heureux.

François Gachoud

Pascal Bruckner : Le mariage d’amour a-t-il échoué ? Ed. Grasset, 150 pp.
Lytta Basset : Aimer sans dévorer, Ed. Albin Michel, 438 pp.

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