En réflexion...

POUR UNE ETHIQUE DE L’EXISTENCE POST-CAPITALISTE

Secoué par des crises de plus en plus profondes, l’esprit capitaliste est à repenser, à dépasser. Christian Arnsperger en explore les voies éthiques. Un pari audacieux, mais généreux.

Ce livre teint à la fois de l’analyse critique incisive et du pari. Un pari d’envergure puisque la thèse soutenue par son auteur pose la question centrale des conditions possibles d’un après-capitalisme viable. Prolongeant les analyses existentielles déjà développées dans sa Critique de l’existence capitaliste, C. Arnsperger affronte ici l’une des problématiques les plus difficiles de notre époque : « Pourquoi sommes-nous de plus en plus nombreux à ressentir qu’un avenir post-capitaliste est une perspective à la fois nécessaire et inquiétante ? »

Convaincu que le capitalisme n’est plus dorénavant notre inéluctable horizon culturel et existentiel, l’auteur ne prêche ni le retour au collectivisme dont on a pu mesurer les désastres, ni le recours à un contrôle autoritaire des mécanismes du marché. Il propose une variante de la vision libérale, c’est-à-dire un libéralisme qui n’est plus complice de la logique capitaliste et de ses buts qui demeurent basés sur la rentabilité, l’accumulation, la concurrence forcenée et la consommation créatrice d’une fuite en avant insatiable par épuisement des ressources. Il s’agit au fond de libérer les axiomes du capitalisme de ce qui les rend aliénants. Car depuis trois cents ans, nous avons été « vampirisés par une anthropologie de l’intérêt » où la rentabilité matérielle seule, le profit seul ont éclipsé une dimension désormais occultée : la dimension spirituelle et son aspiration fondamentale à épanouir en nous cette part de réalité invisible qui n’est jamais réductible au seul développement du bien-être des corps et de la possession, sous peine de mutiler notre nature profonde.

 Arnsperger est conscient que l’argument des défenseurs du capitalisme semble imparable : qu’y a-t-il donc de mal à satisfaire les demandes qui animent le marché ? Il suffit de s’en référer aux slogans publicitaires : « Si vous en avez envie, dites que vous en avez besoin ». Ou encore : « La fièvre acheteuse n’est pas une maladie honteuse ». Et tout le monde sait que la formule « Tout tout de suite » est le moyen le plus efficace d’appâter le client. En fait, la logique capitaliste joue sur l’angoisse du besoin insatisfait pour attiser la compulsion de l’envie immédiate. Piège confirmé par le processus inverse : elle joue sur la compulsion de l’envie immédiate pour déclencher l’angoisse du besoin insatisfait. Cette logique est d’autant plus redoutable qu’elle se nourrit des conditionnements que nous créons nous-mêmes : nos envies, nous les transformons en besoins par la production indéfinie des biens matériels censés nous satisfaire, mais en réalité, cette source productive sans cesse reconduite suscite de nouvelles envies compulsives. Si bien que nos envies transformées en besoins deviennent des impératifs du marché.

La pertinence de cette analyse nous montre que nous avons grand peine à imaginer ce que pourrait être un monde d’êtres humains libérés du besoin et du cercle de la compulsion, un monde autrement dit où la production sans frein n’orchestrerait plus nos manières de vivre et de fonctionner. La course effrénée au rendement du capital, à la surconsommation et au culte de la performance au travail est devenue une véritable maladie de civilisation. D’où la nécessité d’explorer les composantes d’une éthique post-capitaliste. Celle-ci n’a pas d’autre choix que de tenter de briser le cercle. Le but sera donc de s’arracher spirituellement à cette logique.

Comment ? Selon Arnsperger, nous avons besoin de « militants existentiels » prêts à s’engager dans une attitude résolue de détachement, de simplicité volontaire. Ce qui consiste à produire moins pour vivre mieux. Il devient indispensable de cultiver une « frugalité consciente » respectueuse de l’environnement où la production des biens ne vise pas la maximisation du profit, mais se borne à planifier ce qui est nécessaire pour vivre. Ce qui ne va pas sans faire l’impasse sur le moteur de l’intérêt pour privilégier une autre manière de concevoir le rapport au travail, la régulation des gains et des salaires en favorisant des unités de production de petite taille qui pratiquent l’autogestion. Une véritable révolution éthique en somme. Laquelle se voudra porteuse d’une vision « communaliste » de l’économie. Ce « communalisme » n’a rien à voir avec le collectivisme communiste. Il se situe par ailleurs aux antipodes de l’esprit individualiste distillé par le capitalisme. Il sera en fait orienté vers la solidarité de partage car l’esprit de production qui l’anime vise une redistribution universelle et équitable de la richesse pour pallier les inégalités sociales. Ce mouvement de fond, en brisant les hiérarchies, favoriserait du même coup une démocratie plus profonde.

On ne peut s’empêcher, au terme de ce plaidoyer-programme vigoureux, de se demander dans quelle mesure il ne frise pas la généreuse utopie. Au lecteur de juger. Ce qui paraît certain en tout cas, c’est qu’il ouvre de nombreuses pistes d’action et de réflexion, déploie une argumentation solide et travaille avec réalisme des hypothèses dont la réalisation, même partielle, constituerait déjà une innovation prometteuse. La force de cet essai est de réussir à nous en persuader.

François Gachoud

Christian Arnsperger : Ethique de l’existence post-capitaliste. Pour un militantisme existentiel. Ed. Cerf, 315 pp.

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